Extraits de Rue Duplessis de Jean-Philippe Pleau
Si «philosopher, c'est apprendre à mourir », écrire, c'est pour moi apprendre à vivre.
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Nesrine Slaoui, dans Illégitimes, son bouleversant récit de transfuge de classe, explique qu'elle parle vite pour ne pas laisser aux gens à qui elle s'adresse le temps de remettre en question ce qu'elle avance. C'est la manifestation ultime du syndrome de l'imposteur selon elle: enfiler des mots avec rapidité et donner l'impression de parler en vérité comme ceux qui savent, par crainte de voir son argumentaire attaqué. Pour ma part, je fais le contraire. Je fige souvent avant même d'énoncer une idée avec autorité. Je crée alors de longs silences où j'ai l'air d'être distrait alors qu'au contraire, je suis tétanisé devant quelqu'un qui sait. Les deux bouts du spectre de la honte du transfuge de classe ressemblent peut-être à ça: meubler ou créer le silence.
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J'avance vers la préposée å l'accueil en me demandant si ma présence en ces lieux ne cautionne pas un système de distinctions qui donne bon goût aux inégalités sociales.
Ce n'est probablement pas assez sociologique, me direz-vous — je pense pout-tant que ça l'est en maudit —, mais il suffit de fréquenter des épiceries de type grandes surfaces pour constater que l'offre, la décoration, les produits qui sont en spécial, bref, que tout ça est pensé en fonction des goûts, des habitudes culturelles, du pouvoir d'achat des clients — donc, des classes — qui les fréquentent. Un exemple: dans le quartier Rosemont où j'habite, deux épiceries se font face, tel un duel. D'un côté, il y a un Maxi dont l'intérieur est éclairé, pour ne pas dire blasté, par des néons et où les murs sont peinturés en jaune et bleu fluo; là, on offre en liquidation des montagnes de biscuits, de chips, de céréales sucrées au bout de chacune des allées. Au risque de passer pour quelqu'un qui fait du profilage social, la tenue vestimentaire des clients qui fréquentent ce lieu parle d'elle-même d'une pauvreté économique. En ligne, l'entreprise se présente comme un commerce de détail. En face, un IGA. Sur la page Facebook du commerce, on lit « épicerie de quartier ». Les mots ne sont jamais innocents. Dans cette grande surface, l'éclairage est tamisé, des couleurs pastel douces vous dirigent aimablement vers des centaines de produits biologiques, le choix des matériaux, I 'offre des produits, la musique diffusée, tout procédé d'une esthétique qui exprime le raffinement. Au risque de passer å nouveau pour quelqu'un qui fait du profilage social, la tenue vestimentaire des clients du IGA parle d'elle-même d'une aisance économique. Et je ne dis rien de la posture bourgeoise des corps qui tranche avec celle observée au commerce d 'en face. Les classes sociales existent toujours. Seule la lutte a cessé.
[Au sujet d'une visite de Charles Taylor à l'émission animée par Jean-Philippe Pleau et Serge Boucharr] Serge, Mathieu et moi, on a gardé un souvenir impérissable
de notre entrevue avec cet intellectuel brillant, sensible et généreux.
Rarement un invité a été si curieux à notre égard, si peu avare de son temps. N'empêche,
quand je repense à ce moment, je me sens déchiré: autant j'admire encore et
toujours le travail de monsieur Taylor et sa grande humanité, autant je demeure
perplexe, pour ne pas dire en tabarnac, devant l'inégalité qu'il incarnait ce
jour-là, en studio, avec sa superbe et sa joie d'être vieux. Une touche
d'amertume gâtait le plaisir que ne manquait pas de me procurer une si bonne
compagnie. Ce déchirement, c'est ce que Pierre Bourdieu nomme l'habitus clivé.
Clivé comme dans identité déchirée en deux. Serge et moi étions et n'étions pas
du même monde que Charles Taylor.
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A mes débuts comme recherchiste à Radio-Canada, j'éprouvais
souvent les limites de mes références culturelles lors de nos réunions de production.
Ça m'a d'abord choqué. Je lançais alors à mes collègues, sur
un ton agacé: Est-ce que c'est vraiment utile de savoir ceci ou cela? En soulevant
cette question, je désirais venger le milieu d'où je venais. Un jour, un
collègue recherchiste — André, devenu un ami depuis — m'a demandé, amusé, si
j'avais envie de fonder un mouvement pour la défense de I 'ignorance.
Plusieurs groupes ayant été l'objet de mépris et de violence
sociale, que ce soit en raison de la couleur de leur peau ou de leur
orientation sexuelle, ont dans l'histoire récente transformé leur identité en
source de fierté. Pour l'ignorance, c'est différent. Qui voudrait revendiquer l'honneur
de ne pas savoir? L'impossibilité de se constituer en collectivité complique la
condition des personnes peu instruites. Jadis, la lutte des classes gardait à
son agenda la revendication d'un accès plus équitable à l'éducation.
L'invisibilité des classes sociales met désormais sur le dos des individus la
responsabilité de leur condition…
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