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Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.

 C’est un récit initiatique, puisqu’il suit les traces d’un personnage en devenir, au début extrêmement naïf, puis se rapprochant de plus en plus d’une maturité douloureuse et fondamentale. Élevé et éduqué pour incarner le sujet minoritaire exemplaire, c’est-à-dire parfaitement conforme aux attentes des Blancs, tel un Candide de Voltaire, ce jeune Afro-américain du Sud croit ingénument dans la rationalité et la justice de l’ordre des choses. Il accumule les désillusions : d’abord dans le Sud, auprès de ses professeurs d’université, ensuite à New York, au sein de la Confrérie. Tout d’abord il se rend à l’évidence que quand un Blanc (M. Norton, un des parrains de l’université où le héros fait ses études) n’a pas toute sa raison, ses fautes de jugement sont attribuées d’office au Noir le plus proche, en l’occurrence au protagoniste, un jeune qui ne souhaite que remplir scrupuleusement ses obligations. En conséquence, le Dr Bledsoe, un de ses professeurs, décide de punir le héros en l’excluant de l’établissement. En guise de compensation, il lui donne une lettre de recommandation censée l’introduire auprès d’éventuels employeurs à New York, dont il lui remet par ailleurs une liste. Le jeune homme est avisé de ne pas lire la lettre, consigne qu’il applique religieusement. Or c'est le hasard qui veut qu'il en prenne connaissance, et il découvre que la lettre n’est qu'une cruelle supercherie : au lieu de recommander les services du jeune homme, elle le déconseille auprès des futurs employeurs, le privant ainsi de toute possibilité d’ascension sociale, voire de survie. Une fois détrompé, à New York, il change de plan et se tourne vers des emplois non qualifiés, pour lesquels il espère n’avoir besoin d’aucune lettre de recommandation. Il décroche ainsi un poste d’ouvrier dans une usine, où il s'étonne de se voir traiter en égal par les Blancs, et où le racisme est en apparence absent des rapports : il fait ainsi la découverte du Nord américain. Il se fait cependant aussitôt accuser d’être l’espion d’un syndicat dont il ignorait l’existence et se retrouve impliqué dans des rapports de domination et de rivalité dont il méconnaît les ressorts. À New York, il est confronté à une autre espèce de racisme, non ségrégationniste, certes, mais non moins violente. Le personnage se joint à une agitation de rue, suscitée par l’éviction d’une locataire noire, ce qui lui fournit l’occasion de démontrer ses qualités d’orateur en haranguant l’assistance. Il est ainsi repéré par le membre d’un mouvement politique, la Confrérie : le frère Jacques. 

Le frère Jacques se fait louangeur et patelin lorsqu’il accoste le héros pour lui proposer de se joindre au mouvement dans des conditions très avantageuses. Tout paraît trop beau pour être vrai, et le racisme des Blancs, en dépit de l’expression ostensible de convictions libérales de la part des membres du mouvement, ne tarde pas à refaire surface, quoique sous une forme autrement plus subtile. Employé par le mouvement politique comme un homme de paille, comme un appât destiné à racoler les électeurs noirs, le protagoniste se rend à l’évidence : aux yeux de la Confrérie, il ne sera jamais un sujet moral et intellectuel, doté d’une conscience et de convictions propres. Aussitôt qu’il tente de les incarner, la Confrérie le rappelle à l’ordre sans ménagement. Un autre « Frère » (terme qui désigne les membres de la Confrérie) afro-américain, après avoir quitté le mouvement (pour des raisons nébuleuses mais qu’on devine liées à un conflit avec le mouvement), trouve sa mort sous les coups de matraque des policiers, qui le bastonnent sans motif véritable, selon les lois du profilage racial. Enfin, déçu de tout et de tous, le héros choisit le recueillement et « l’invisibilité », la condition de réprouvé.

En lisant, j’avais l’impression que le personnage du roman n’est jamais pleinement conscient de ce qu’il vit, ne comprend pas les mécanismes qui meuvent la société et, qui plus est, ses propres réactions. Il est en quelque sorte aveugle à lui-même. Tel un personnage kafkaïen, camusien ou beckettien, il évolue dans un monde opaque et arbitraire qui régit jusqu’à son propre être. Il s'étonne de sa propre rage, de ses accès de violence. Le roman s’ouvre, justement, sur un débordement inattendu : le héros roue de coups un passant sans être sûr des motifs qui l’y ont poussé. À New York, à l’usine de peinture qui l’emploie brièvement, il s’emporte violemment contre son supérieur. Cette rage latente jure avec le monologue intérieur du personnage, qui est toujours calme, raisonné, poli. Aliéné de soi, dépossédé de ses propres émotions et incapable de percer sa propre psyché, le héros se démène au milieu d’un univers qui lui paraît arbitraire.

L’écriture de Ralph Ellison est expérimentale, avant-gardiste, presque surréaliste. Des images surprenantes, insolites et décousues, comme sorties du délire d’un être qui ne maîtrise plus sa raison, succèdent à des épisodes réalistes et linéaires. Les passages oniriques prennent tantôt la forme de scènes cocasses (par exemple, la danse des pantins grotesques que le personnage désire fouler aux pieds) tantôt celle d’un raisonnement troublé. Pourtant, la lecture patiente et attentive de chaque phrase révèle une écriture substantielle et parfaitement sobre, ou chaque mot est à sa place. Un angle lucide et hautement original qui révèle de nouvelles dimensions de la réalité. Comme j’ai lu certains passages en anglais, je dirais que le texte paraît moins insolite dans sa langue d’origine : il est plus proche de l’oralité, de la spontanéité imaginative, dynamique et émotif. Si ces qualités sont moins évidentes dans la traduction française de Magali et Roger Merle, celle-ci en fait ressortir d’autres : la bizarrerie, le côté surréel. 

La fable romanesque retrace donc l’itinéraire moral du héros. En effet, il est surtout question de moralité dans ce roman, bien plus que de réalités sociales ou économiques. C’est le rapport moral à la réalité qui est mis en récit. La dénonciation des mensonges entretenus par la société blanche ne débouche sur aucune accusation directe ou revendication concrète; elle est diluée dans un doute plus global à l’égard la vérité en tant que telle, l’humain en général. L’exploration du protagoniste suit un long parcours de descente vers les profondeurs : de la découverte de l’arbitraire à la révélation du moi profond, en passant par la désillusion politique. Ainsi, la chute physique du personnage dans la bouche d’égout, vers la fin du roman, possède aussi une dimension allégorique. C’est une descente au cœur du moi et du monde.

Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu? (trad. Robert et Magali Merle), 2003 (1952), Grasset, Paris

Avril 2025
Montréal

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