Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une
suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant
subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey
Bones, une vision
onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes
danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de
rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au
détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même,
mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se
déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde
qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice.
C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme
la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une
trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant
pas à l’envie de la revisionner. Et même si je percevais une petite note angoissante,
voire dépravée, dans cette voix narquoise entourée de ces femmes baba cool
irréelles, je suis tombé en amour avec la pièce. Cela m’arrivait de plus en
plus rarement, j’étais complètement blasé face au monde de la musique, et la
production musicale depuis le début du siècle me paraissait creuse et stérile,
dépourvue de vision. L’arrivée de Dope Lemon m’avait donc paru salutaire. Dope
Lemon est en fait l’alter ego de l’Australien Angus Stone, que l’on connaît du
duo musical qu’il forme avec sa sœur Julia.
Un peu plus tard, le premier album du projet a vu le jour, intitulé lui aussi Honey Bones (2016). Cet opus était de loin la meilleure production musicale que j’aie entendue depuis très longtemps. Je le tiens pour un des meilleurs albums de sa décennie. Ainsi, presque malgré moi, j’étais devenu un admirateur de Dope Lemon. Ses prochains albums se sont succédé à un rythme assez soutenu, et son style a évolué tout aussi rapidement. Cette année, Angus Stone a publié sa cinquième offrande sous le sobriquet Dope Lemon. Avant de l’emprunter, il avait sorti un album sous le nom Lady of the Sunshine (2009) et un autre sous son vrai nom (2012). Éclos au tout début de 2025, Golden Wolf, marque une nouvelle étape dans la carrière du mélancolique Australien. L’album s’inscrit dans le sillon tracé par son prédécesseur, Kimosabè (2023), mais il fait un pas de plus vers la musique commerciale, la pop mainstream. Eh oui, depuis un bon moment, Angus Stone chemine d’un pas résolu vers le grand public et embrasse à bras ouvert le kitsch de la pop contemporaine. Pour s’en convaincre, il suffit de visionner la vidéo de Sugarcat, où notre héros apparaît dans le rôle d’un nanti voguant sur son yacht, cigare entre ses doigts bagués, en compagnie d’une jeune femme. Le logo du projet, c’est-à-dire la police de caractères qui transcrit son nom, a également évolué dans ce sens : si, au début, les caractères rappelaient des tiges de roseaux ou des lattes croisées, ils s’apparentent aujourd’hui à un médaillon d’or. L’or, symbole on ne peut plus banal de la richesse, affectionné et surexposé par le versant gangsta de la culture hip hop dès la fin des années 1990, est de plus en plus présent, voire dominant, dans l’univers esthétique du musicien, qui s’en pare aussi à cœur-joie. Bref, M. Stone a, sans crier gare, opéré un très curieux virage, d’une sensibilité hippie dégagée vers l’univers d’un magnat de trafic de drogue, sans pour autant changer en profondeur sa sonorité et son style. Sa musique baigne toujours dans cette bienheureuse mélancolie de lendemain de fête au bord de la mer, une humilité aigre-douce de fin d’après-midi brûlée par le soleil et balancée par la brise.
Ainsi, même si le côté glamour de sa production récente me répugne, la musique de Dope Lemon continue de me parler et de me faire du bien, et je continue à la rechercher, particulièrement dans les moments de découragement et de maussaderie, ce qui pour moi est le propre de la bonne musique. C’est donc avec joie que j’ai saisi l’occasion de voir en concert ce musicien singulier, sous l’enseigne du festival Osheaga, au M-TELUS, le 7 juin 2025. Le concert fait partie de sa tournée mondiale soulignant la sortie de Golden Wolf.
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| En attendant le début du spectacle |
En première partie, nous avons eu la chance de voir la prestation d’une jeune musicienne américaine, Kate Peytavin : une jeune fille extravertie, on dirait une adolescente, qui nous a fait cadeau de sa pop de chambre indépendante mélodieuse en la ponctuant de messages amicaux au public. Sur l’arrière-plan passaient des photos de la chanteuse, scotchées comme dans un album de souvenirs, comme sorties d’un film pour adolescents des années 1990. Je n’ai pas tout de suite saisi le lien entre sa musique et celle de Dope Lemon. Aujourd’hui, en écoutant ses enregistrements, je vois mieux ce qui avait dû motiver sa participation au spectacle. Toujours est-il qu’elle se situe bien plus près de la pop que de la musique indépendante. Je découvre qu’avant de se lancer en musique, elle était actrice et influenceuse. Somme toute, j’ai plutôt apprécié sa prestation : malgré son côté un peu trop léché pour mon goût, sa musique avait instauré une ambiance positive qui avait ouvert le bal de façon avenante, préparant l’arrivée sur scène de l’imaginaire plus complexe et sombre de l’Australien.
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| Kate Peytavin |
Des Australiens, aurais-je dû dire, car Dope Lemon est bel et bien un groupe, un ensemble, dont les protagonistes sont bien plus que de simples exécutants. En fait, celui qui jouait du ruine-babines et des djembés, particulièrement agile sur scène, était aussi le participant le plus liant de l’ensemble. Quant à Angus Stone, le cœur, l’âme et le cerveau du projet, il est curieusement discret sur scène, verres fumés, emmitouflé dans sa veste, rangé derrière sa guitare.
Le spectacle a commencé par Stonecutters, dans une version rock à la fois lente et puissante dont la pesanteur orientale m’a rappelé certaines pièces de The Cure (de Bloodflowers et Kiss Me Kiss Me Kiss Me surtout). Sur le coup, on était bel et bien dans le rock, le son ayant peu à voir avec les ambiances éthérées de Golden Wolf. L’ensemble a enchaîné les succès de Honey Bones, le premier album et aussi l’album le plus rock de la formation. J’avais la forte impression que ses frasques mainstream n’étaient effectivement que cela : des frasques, des parenthèses, l’âme de Dope Lemon restant une âme rock alternative, en quête de solutions de rechange au monde vénal qui est le nôtre. Plus tard, je me suis rendu compte qu’ils avaient aussi joué bon nombre de leurs pièces plus récentes, mais toujours dans la même stylistique blues rock. De fait, l’art de Dope Lemon est redevable à plusieurs égards au feu JJ Cale, une légende du blues blanc américain, maître à penser d’Eric Clapton, inimitable dans son dépouillement riche en sensations, magicien du stoïcisme laconique et des grands espaces désertiques inondés de soleil. Désertique est un mot qui fraie aisément son chemin dans mon vocabulaire quand je pense à Dope Lemon. J’ai lu dans une entrevue avec M. Stone, qu’il avait grandi en écoutant JJ Cale. Mon intuition ne m’avait donc pas trompé.
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| Dope Lemon |
Cela dit, le côté blues de Dope Lemon est drapé dans une cape d’insolite bien australienne. J’ai toujours adoré et admiré la capacité des artistes australiens à bâtir des univers bizarres, particuliers et pourtant organiques. Comme si l’Australie respirait l’insolite, comme si c’était inscrit dans son ADN. Je pense à The Birthday Party, Tropical Fuck Storm, Liars, Chains, King Gizzard and the Lizard Wizard... Par moments, le rock se faisait plus incisif, plus vigoureux, sans pour autant verser dans le hard rock, lui préférant le blues stylisé.
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| Dope Lemon |
Tous sauf Angus Stone portaient un habit qu’on assimilerait aisément à une tenue de cowboys à ceci près que leurs vêtements étaient tout en noir, chapeaux en cuir y compris, ce qui leur conférait un air mystérieux. À l’écran qui se trouvait derrière le dos des musiciens, il passait des images cocasses, de celles qu’on trouve dans les vidéos de Dope Lemon, sur la pochette de ses albums, etc.
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| Pochette de l'album Rose Pink Cadillac |
Un esthétique un peu brusque, un peu punk, où s’entrechoquent des photos de jeunes femmes à la tête dessinée à la main dans un style négligé, le dessin naïf et un peu fruste d’un citron souriant aux dents canines de vampire; des croquis de têtes de loup jaunes et de panthères gribouillées du même trait hâtif et caricatural; un dessin animé représentant plusieurs hommes identiques, en survêtement et en gougounes, cigarette dans une main et téléphone intelligent dans l’autre, prenant des photos de temps à autre, marchant d’un pas décontracté, avec, en guise de tête, un citron reposé, portant des verres fumés.
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| Citrons photographes |
Chaque pièce que le groupe a interprétée pour nous était mémorable et émouvante. La bonne humeur et la bienveillance régnaient tant dans la salle que sur scène, et l’échange d’atomes chargés d’énergie positive était palpable.
À plusieurs reprises, le devant de la scène a été envahi par une petite foule de personnages féériques, des mascottes au corps d’humain et à la tête de pantin : des citrons, des chats et d’autres créatures, indéfinissables et improbables. Les personnages se balançaient au rythme des chansons, introduisant ce mélange ambigu d’humour, de psychédélisme et de douceur tellement typique de l’univers de Dope Lemon. En fait, on retrouve les mêmes être merveilleux dans certaines de ses vidéo, par exemple dans Everyday Is A Holiday et Hey You.
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| Dope Lemon et ses mascottes féériques |
Après un premier départ, le groupe a répondu à notre bis, et nous avons eu droit à plusieurs morceaux envoyés dans la joie et le plaisir, dont Yamasuki - Yama Yama. Une véritable prouesse de la part des artistes, qui, de leur propre aveu, étaient encore déphasés après le voyage en avion depuis l’Australie. Leur tournée mondiale est en effet d’une envergure impressionnante. Après leurs dates en Amérique du Nord, ils sont rentrés en Australie, où ils ont donné plusieurs spectacles avant de s’embarquer pour l’Europe.
Avec le concert d’Angus Stone et compagnie, l’été s’était installé en ville, en douceur, mais pour de bon. J’ai passé le lendemain allongé sur une pelouse dans le parc, écouteurs-boutons plantés mes oreilles, à savourer les titres que j’avais écoutés la veille. Je m’étais abstenu délibérément d’apprendre par cœur la discographie de l’artiste, me réservant ainsi la joie des découvertes spontanées et naïves lors de l’événement. Une très bonne approche, paraît-il.
Juin 2025
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