Tout d'abord, j’avais trouvé cette pièce un peu prévisible, simpliste, du point de vue contemporain. Elle ne l’était sûrement pas à l’époque de sa parution, à la fin des années 1940, à une époque où le fascisme montrait déjà son visage hideux à l’horizon. Blanche DuBois incarnait visiblement une sensibilité et une vulnérabilité romantique qui s’opposait à la brutalité du monde environnant, en proie à ses pulsions de domination et de destruction. Cela étant, elle restait un personnage subtil et complexe : elle pouvait paraître tour à tour vicieuse, grotesque, noble et gracieuse. Elle a menti sur son véritable train de vie, elle s’invente une existence et une identité qui jure cruellement avec le caractère tragique de sa vie réelle. Mais cette dualité, n’est-ce pas le drame de bien des humains? N’est-elle pas notre condition absurde, à nous, qui nous drapons dans une image confectionnée pour les réseaux sociaux, une image lustrée digne d’un magazine people (je trahis mon âge) ou d’un compte d’influenceur? Nous n’avons garde d’oublier nos beaux atours pour ne pas laisser paraître le vide de notre existence. Altérés de splendeur, nous sommes impuissants devant la petitesse de notre personne. À première vue, aux personnages complexes, contradictoires, délicats comme Blanche s’opposent les brutes comme Stanley Kowalski, qui ne se questionnent même pas, qui souscrivent à la laideur du monde et obéissent avec empressement aux dictats de la bestialité. Cependant, la pièce nous laisse dubitatifs sur ce dernier point. On devine que Stanley, lui aussi, recèle plus de complexité qu’il n’y paraît. Il est, lui aussi tenaillé par des contradictions : l’élan moralisateur qui consiste à démasquer la duplicité de Blanche ne l’empêche pas d'abuser de sa vulnérabilité. Manifestation de l’exécrable hypocrisie de bien des hommes respectables, de bien des parangons de la société acceptable. Soit. Mais néanmoins, une déchirure qui met en évidence, une fois de plus, le manque de cohésion interne du personnage, son étrangeté à lui-même.
Une pièce tragique et pessimiste, où tout le monde est perdant, où tout le monde est perdu, déboussolé. Tennesse Williams, de son propre aveu, a projeté sa sensibilité et son ressenti face au monde dans le personnage de Blanche, une figure emblématique du théâtre américain. Il interroge ainsi non seulement la condition féminine, mais plus généralement la place de la différence dans un monde ivre d’ipséité. Fait notoire, l’auteur était queer, et c’est dans cette figure féminine proscrite qu’il a trouvé un véhicule pour exprimer sa propre frustration face au patriarcat, aux « braves gens » (allô Georges Brassens). L’ambiance étouffante du texte est palpable, très convaincante. C’est un huis clos (allô Jean-Sol Partre) d’où seule la folie s’avère capable de tirer Blanche. Un monde inhospitalier, invivable, à fleur de peau, presqu’un enfer. À défaut de voie de sortie, la salle de bain fonctionne comme le seul refuge de l’héroïne, un no man’s land où elle peut reconstruire son identité à sa guise, où son moi intime peut se révéler sans crainte.
Si je n’ai pas affectionné le côté pacotille du décor, la construction caricaturale des personnages, la représentation stéréotypée de l’héritage français de la Louisiane ou de la culture polonaise en la personne de Stanley Kowalski, je fais grand cas de l’infinie complexité des personnages, de l’humanité de l’écriture dramaturgique, du caractère vivant, authentique et efficace des dialogues, de la capacité de l’écrit à éveiller notre empathie et à nous faire réfléchir à notre propre imperfection, à notre mortalité. C’est cette humanité qui est le rai de lumière éclairant les ténèbres gluants qui règnent dans la pièce. On sait que le destin de Blanche ne passera pas dans l’oubli, que son parcours, pour pénible qu’il est, s’inscrit dans le grand livre de notre histoire commune.
Volume consulté : Williams, Tennessee, Un tramway nommé désir, adaptation de Paule de Beaumont, dans Williams, Tennessee, Un tramway nommé désir, La Chatte sur un toit brulant, coll. Livre de Poche, Robert Laffont, 1958.
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