Comme le rappelle la très éclairante préface de Gilbert Pesturau, L’écume des jours est foncièrement influencé par le jazz. Le jazz se retrouve dans la texture même du roman, dans sa composition. Tout comme le jazz, le roman oscille entre optimisme éclatant et visions mélancoliques, morbides, sinistres. C’est un univers à l’eau de rose qui tourne au vinaigre en un tournemain. Ce qui accuse davantage le drame de cette dualité réside dans l’impassibilité des protagonistes, qui demeurent ingénus et résignés jusqu’à la fin, ne remettant jamais en cause l’ordre des choses, les règles de l’univers où ils évoluent. Ils gobent la monstruosité du monde environnant. Ils s’y soumettent sans broncher, heureux des brefs instants de joie que l’existence leur accorde. Comme dans un dessin animé, leur souffrance paraît anodine, a quelque chose de ludique, comme s’il s’agissait d’un moment de jeu d’enfant et non d’une situation réelle. Ce côté ludique de la tragédie mise en scène est très jazz, lui aussi. Le surréalisme de Vian est aussi jouissif qu’inquiétant, un peu comme celui de Louis Carroll d’Alice au pays des merveilles, un texte auquel L’écume des jours s’apparente à plusieurs égards. Une autre influence probable du roman serait à chercher du côté d’Ubu Roi de Jarry et du dadaïsme. La monstruosité est, ici comme chez Jarry, présentée comme un jeu d’enfants. Les personnages de Vian acceptent les événements tragiques sans les conceptualiser, ils les prennent tels quels, comme des animaux, innocents et résignés face aux caprices de la nature.
En fait, les personnages du roman me rappellent des figurines, ce qui rejoint l’allusion de la couverture de l’édition que j’ai consultée (Livre de poche, 2021). Des figurines charmantes, sympathiques, touchantes même, mais néanmoins schématiques, esquissées d’un trait naïf et mielleux, comme des Barbies. Ce caractère mécanique des protagonistes fait écho à l’environnement où ils évoluent : opaque, mû par des forces étrangères à l’humain; un monde inhumain ou surhumain, où même les pensées et les réactions des êtres ont quelque chose de mécanique. Pesturau parle du « vitalisme » de l’esthétique de l’écrivain, qui transfigure le mal en beauté : des objets qui bougent, de la matière vivante, dotée d’une quasi-conscience. Il est vrai que cet investissement des choses d’un élan vital peut relever aussi d’une tentative d’ennoblissement, propre au jazz, mais, tout comme dans une pièce de jazz, ce geste esthétique est plus subversif qu’on ne le croirait. À mes yeux, l’embellissement de l’atrocité est une forme de question plutôt qu’une déclaration. Faisant mine de divertir le public (n’oublions pas que le jazz fut aussi un art du divertissement destiné aux Blancs aisés), il lui dévoile des réalités que ce dernier s’applique à ignorer.
Dans l’univers fantasmagorique de Vian donc, la matière inanimée est animée, elle mène sa propre vie, faisant fi de celle des humains. Cette présence, miraculeuse selon un point de vue possible, est néanmoins inquiétante et peu coutumière pour les humains que nous sommes aujourd’hui, nourris d’anthropocentrisme et d’idées de l’humanisme. Elle suggère pourtant que la nature profonde du capitalisme est exogène, étrangère à l’humain, elle procède d’une logique formelle, mathématique. Le capital n’est pas l’œuvre de l’humain. Il est le fruit d’une réflexion abstraite, fonctionnant en vase clos, dans le vide. Il modèle un monde où les choses sont dotées de plus d’importance et de pouvoir que les êtres. Non seulement les choses détiennent plus de pouvoir, mais elles s’amusent à terroriser les humains, véritables instances maléfiques. Voici quelques passages révélateurs à cet égard.
On ne pouvait plus entrer dans la salle à manger. Le plafond rejoignait presque le plancher auquel il était réuni par des projections mi-végétales, mi-minérales, qui se développaient dans l’obscurité humide. La porte du couloir ne s’ouvrait plus. Seul subsistait un étroit passage menant de l’entrée à la chambre de Chloé.
***
Il prit une quatrième cravate et l’enroula négligemment autour du cou de Colin, en suivant des yeux le vol d’un brouzillon, d’un air très intéressé. Il passa le gros bout sous le petit, le fit revenir dans la boucle, un tour vers la droite, le repassa dessous, et, par malheur, à ce moment-là, ses yeux tombèrent sur son ouvrage et la cravate se referma brutalement, lui écrasant l’index. […] Le jet de pulvérin frappa la cravate en plein milieu du nœud. Elle eut un soubresaut rapide et s’immobilisa, clouée à sa place par le durcissement de la résine.
De là à faire le lien avec notre époque, marquée par l’avènement d’une technologie qui semble bafouer ses propres géniteurs (l’intelligence artificielle), le pas est facile à faire.
La vie humaine n’y tient qu’à un fil bien mince et n’y vaut pas cher. Les murs des chambres se rapprochent comme un étau, les machines broient et sectionnent sans crier gare, les corps sont anéantis et mutilés dans une hécatombe à cadence industrielle. Même l’authenticité de l’amour de Colin pour Chloé est remise en doute. On sent une passion à peine contenue entre Colin et Alise, et cette dernière apparaît cyniquement comme un substitut de Chloé au moment où celle-ci se meurt. Les êtres et les sentiments sont interchangeables, telles des marchandises, tels des articles sur un tapis roulant industriel. C’est décidément un monde du capitalisme sans fard, décomplexé, brutal et assassin.
En fait, l’univers de L’écume des jours a quelque chose de dystopique et… je cracherai mon fait : quelque chose de fasciste. C’est un monde qui tourne au service des dominants, du système d’oppression sociale, « une société maudite de travail-esclavage, d’argent, de police, d’armée, d’église », comme le formule Gilbert Pesturau. Un monde où les gens ordinaires peinent à survivre, où il suffit d’un malentendu ou d’un moment de distraction pour perdre des membres de son corps, voire sa vie.
Cela dit, c’est aussi un texte tendre, romantique et très drôle. J’ai ri de bon cœur en lisant certains passages passablement cocasses, mais aussi incisifs, comme celui de l’entrevue d’embauche de Colin, retentissante d’actualité même de nos jours.
Alors ?… dit le directeur.
– Eh bien, voilà !… dit Colin.
– Que savez-vous faire ? demanda le directeur.
– J’ai appris les rudiments…, dit Colin.
– Je veux dire, dit le directeur, à quoi passez-vous votre temps ?
– Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l’obscurcir.
– Pourquoi ? demanda plus bas le directeur.
– Parce que la lumière me gêne, dit Colin.
– Ah !… Hum !… marmonna le directeur. Vous savez pour quel emploi on demande quelqu’un, ici ?
– Non, dit Colin.
– Moi non plus…, dit le directeur. Il faut que je demande à mon sous-directeur. Mais vous ne paraissez pas pouvoir remplir l’emploi…
– Pourquoi ? demanda Colin à son tour.
– Je ne sais pas… », dit le directeur.
La première partie du roman est en quelque sorte asociale : l’univers gravite autour de Colin et sa petite tour d’ivoire : les repas excentriques, la musique, l’amour, etc. Il faudrait cependant se pencher davantage sur ce petit monde, et d’un œil critique. Colin n’est guère étranger aux mœurs inhumaines de son temps. Il tue un préposé de la patinoire par simple caprice, et n’en paraît pas le moindrement troublé.
Le garçon les suivit sans trop se presser. Colin se retourna, le vit à dix mètres et attendit qu’il parvînt à sa hauteur. Prenant son élan, sauvagement, il lui décocha un formidable coup de patin sous le menton et la tête du garçon alla se ficher sur une des cheminées d’aération de la machinerie, tandis que Colin s’emparait de la clef que le cadavre, l’air absent, tenait encore à la main. […] Sous la porte de la cabine 128, une mince rigole de sang mousseux serpentait lentement, et la liqueur rouge se mit à couler sur la glace en grosses gouttes fumantes et lourdes.
Colin est un homme aisé qui non seulement se permet de vivre somptueusement sans travailler, mais aussi emploie un cuisinier personnel, Nicolas, lequel a envers son patron une attitude servile et cérémoniale, comme un chef officiant auprès d’un seigneur. Colin tente à plusieurs reprises d’atténuer les rapports de pouvoir qui le lient à son cuisinier en priant ce dernier d’abandonner le ton pompeux et de le traiter en ami, chose que Nicolas finit par accepter, avec un soupçon de contrecœur.
Dans la deuxième partie du roman, une fois l’affection de Chloé diagnostiquée (présence d’un nénuphar dans son poumon : oui, vous l’avez bien lu), Colin et son monde commencent à se désagréger, son bonheur idyllique s’effrite, et la dystopie environnante s’infiltre dans le cocon. La santé de Chloé se dégrade, et les réserves pécuniaires de Colin s’épuisent. Il se met à la recherche de travail et se retrouve aussitôt confronté à des réalités insoutenables. Des paysages épouvantables se révèlent aux protagonistes et au lecteur. L’élite culturelle, personnifiée par Jean Sol-Partre, relève aussi du monstrueux. Plutôt que d’instruire ou d’enrichir, elle attise les passions morbides, instaure des liens de dépendance affective chez le public, exploite financièrement ses adeptes fanatiques, détruit des vies. Véritable effigie du show business, Partre est une caricature de l’intellectuel de l’âge de la culture pop. Les moqueries envers les œuvres phares de Sartre (La nausée, qui devient « Le vomi » ou « Encyclopédie de la nausée »; les concepts de l’engagement et du choix chers à Sartre, etc.) sont délicieuses et hilarantes en plus d’être justes et mordantes. Partre est un vendeur de fascination, de passions malsaines, de désirs insatiables, de chimères. La futilité de ses textes, qu’il reconnaît d’ailleurs lui-même, poussée à l’extrême au point de frôler l’aberration, est criante.
– Ça sera assez embêtant à lire, dit Jean-Sol Partre, parce que ça m’embête déjà beaucoup à écrire. J’ai une forte crampe au poignet gauche à force de tenir la feuille.
L’élite spirituelle est ridiculisée au même titre que l’élite culturelle. Ainsi, la cérémonie funèbre à la mémoire de Chloé est une satire particulièrement croustillante qui accuse la vénalité et le cynisme de l’église.
– Je suis pauvre… dit Colin. Et Chloé est morte…
– Oui, dit le Religieux. Mais on devrait toujours s’arranger pour mourir avec de quoi se faire enterrer décemment. Alors vous n’avez même pas cinq cents doublezons ?
– Non, dit Colin… Je pourrai arriver jusqu’à cent si vous acceptez d’être payé en plusieurs fois. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que c’est de se dire « Chloé est morte » ?
– Vous savez, dit le Religieux, j’ai l’habitude, alors, ça ne me fait plus d’effet. Je devrais vous conseiller de vous adresser à Dieu, mais j’ai peur que pour une si faible somme, ce ne soit contre-indiqué de le déranger…
– Oh ! dit Colin, je ne vais pas le déranger. Je ne crois pas qu’il puisse grand-chose, voyez-vous, parce que Chloé est morte…
– Changez de sujet, dit le Religieux. Pensez… à… je ne sais pas, moi, n’importe quoi… par exemple…
Enfin, dans L’écume des jours, Vian entremêle éléments fictionnels et expériences personnelles. Souffrant d’une maladie cardiaque, il a dû projeter sa souffrance dans l’image du nénuphar qui plombe la poitrine de Chloé. Tout comme Colin, il est le descendant d’une famille jadis riche, ensuite ruinée. Enfin, son expérience professionnelle d’ingénieur semble avoir nourri son imaginaire industriel particulier.
Artefact complexe et polyvalent, le roman clé de Boris Vian charme, émerveille, inquiète et oppresse tout à la fois. Il soulève des questions cuisantes, pique et meurtrit tout en ébaudissant son lecteur. Dans un geste bien jazz, il lui rappelle que l’intelligence et la créativité humaines, par leur puissance ludique, sont à même d’ennoblir et de faire surmonter les pires côtés de la réalité et de la nature humaine.
Montréal, Septembre 2025

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