Passer au contenu principal

Oscar Wilde, The Importance of Being Earnest

Je connaissais de nom cette pièce d’Oscar Wilde. Le contraire aurait été étonnant, tant elle est illustre. Je l’avais vu jouer à mon école secondaire : mes camarades d’école l’avaient montée, en traduction française, pour marquer la fin de l’année scolaire ou la fin de nos études. Mais je n’en garde que très peu de souvenirs. En fait, je ne suivais pas l’action, je la trouvais lourde et complexe, trop verbeuse, j’avais vite perdu le fil de l’intrigue. Plus tard, j’en avais lu un extrait dans mon manuel d’anglais (Headway, si je ne me trompe). C’était la scène ou Jack fait l’aveu de son origine auprès de Lady Bracknell. J’aurais peut-être dû dire « Mme Bracknell », mais, en fait, non, je m’entête à dire « Lady », tellement le texte est ancré ans des réalités britanniques inconvertibles. Tout dernièrement, la pièce a été montée par la troupe Repercussion Theatre, en anglais, dans le cadre des soirées Shakespear in the Park, qui présentent des spectacles théâtraux en plein air chaque été.

Scène du spectacle du théâtre Repercussion. Photo: westmountmag.ca
Scène du spectacle du théâtre Repercussion. Photo: westmountmag.ca

Commençons par un bref résumé de la pièce. Jack et Algernon sont deux amis (ou, plutôt, deux connaissances, leurs rapports étant empreints d’une certaine réserve) qui se voient de temps à autre, en ville. Jack est connu sous le nom d’Earnest Worthing. En fait, personne ne soupçonne qu’Earnest n’est pas son vrai prénom. Il avoue la supercherie à Algernon et lui explique ses motifs. Quand il est à la campagne, Jack prétexte qu’il doit rendre visite à son frère Earnest en ville pour faire un saut dans l’identité urbaine. Ce faisant, il préserve aussi son identité campagnarde et parvient à ne pas s’aliéner les campagnards. En ville, au contraire, il incarne ledit Earnest, ce qui lui permet de vivre son identité urbaine de façon décomplexée. En d’autres termes, il se comporte en transfuge de classe (ma lecture récente de Rue Duplessis de Jean-Philippe Pleau y est pour quelque chose. Jack est aussi une espèce de transfuge de classe, car il est un orphelin abandonné au lavabo d’une gare ferroviaire, puis retrouvé et adopté (le texte ne précise pas par qui). Il est donc, techniquement, un paria aux yeux de la haute société qui deviendra la sienne par la suite. En réaction à cette confession, Algernon lui révèle à son tour que ce type de mascarade est dans ses habitudes, à lui aussi. Quand il prend la poudre d’escampette pour chercher asile à la campagne, il allègue une visite chez son ami Bunbury, qu’il fait connaître comme un être de santé fragile, souvent souffrant, qui a absolument besoin de la présence réconfortante de ses proches. Feindre de courir à son aide est ainsi le prétexte idéal pour se sauver d’urgence tout en préservant sa réputation. Ce tour de magie se nomme, dans le vocabulaire d’Algernon, le bunburisme, et ses adeptes, des bunburistse. Oscar Wild va jusqu’à forger le verbe to bunbury : « To-morrow, Lane, I’m going Bunburying. ». Nous pourrions renchérir en affirmant que le bunburiste est une forme de transfuge de classe. Sa duplicité lui permet d’enjamber les frontières sociétales sans s’attirer le mauvais œil des « résidents permanents » des différentes identités sociales. En somme, c’est un migrant social doublé d’un comédien. À la différence du transfuge de classe « classique », dont la migration est un événement définitif, non récurrent, le bunburiste est toujours en transit, sans domicile fixe, un nomade. Un étranger permanent.

          Jack s’éprend de Gwendolen, la cousine d’Algernon, et, plus tard, dans une sorte de chassé-croisé, Algernon tombe en amour avec la nièce de Jack, Cecily. Lorsque Jack rencontre Gwendolen pour la première fois, il se trouve chez Algernon, en présence de sa tante et mère de Gwendolen, Lady Augusta Bracknell. Femme auguste (c’est le cas de le dire) et redoutable tout autant que grotesque, elle incarne la morale victorienne : rigide, intolérante, se refusant à toute forme d’esprit critique, à tout ce qui ressort des ornières tracées par la société. Une vraie gardienne de l’ordre établi pour qui les seules valeurs qui comptent sont la fortune, l’origine et l’acceptation sociale. Dans son vocabulaire, elles se nomment décence, honneur et vertu.

Affiche du film éponyme de Anthony Asquith. Source: The Criterion Collection.

Ailleurs dans la pièce, on découvre une autre facette importante de la personnalité de Lady Bracknell : la hiérarchie de ses valeurs. Si elle chérit l’origine et la réputation, rien ne bat l’argent à ses yeux. Ainsi, quand il s’agit de bénir l’union entre son neveu Algernon et la nièce de Jack, Cecily, elle fait fi de ses propres réticences à l’égard de cette dernière aussitôt qu’elle l’apprend héritière d’un patrimoine enviable. L’argent est apparemment le seul nerf de la guerre au royaume de Lady Bracknell. On pourrait avancer que Lady Bracknelle est le véritable centre névralgique de l’action théâtrale. Si le autres personnages paraissent quelque peu schématiques, elle est un personnage plus développé, la cible d’une satire ardente.

         Au fond, l’éthique de Lady Bracknell rappelle de façon inquiétante la vague conservatrice, au bas mot, qui submerge depuis quelques années le monde. Rappelons que le dramaturge, Oscar Wilde, fut puni pour sa sexualité et ce, peu après le succès retentissant de cette pièce[1]. Je présume que cette analogie n’a pas échappé au Repercussion Theatre, qui a fait le pari de réactualiser la pièce dans un contexte contemporain. Les différentes bribes de modernité incrustés dans le tissu théâtral témoignent, de fait, d’une telle volonté : des chansons pop contemporaines, des clins d’œil qui renvoient à la réalité de nos jours, etc. Cette multiplicité était discrete et suffisamment neutre pour ne pas engager le spectacle dans une signification politique concrète. Le choix de l’interprétation était entièrement laissé au spectateur.

         Ainsi, pour épouser Gwendolen, Jack n’a pas le choix de demander sa main à sa mère, Lady Bracknell. Elle le questionne sur son origine et prend conscience de son ascendance nébuleuse, qui s’arrête à un sac à main abandonné dans une gare ferroviaire. Totalement dépourvue d’empathie ou de compassion, elle s’oppose fermement à ce que sa fille soit fiancée à un « colis » : « You can hardly imagine that I and Lord Bracknell would dream of allowing our only daughter—a girl brought up with the utmost care—to marry into a cloak-room, and form an alliance with a parcel?”. C’est cet extrait que les auteurs de mon manuel d’anglais avaient fort heureusement décidé d’offrir à l’étude des apprenants. Il est non seulement admirablement bien écrit et très drôle, mais aussi très révélateur d’une problématique et d’un type de discours qui retentissent encore de nos jours, en Grande-Bretagne comme ailleurs.

         À la demeure campagnarde de Jack, sa nièce Cecily, une jeune femme quelque peu naïve et rebelle, fait la rencontre d’Algernon, qui se fait passer pour Earnest, le frère fictif de Jack. Cependant, Jack rentre au même moment au bercail, ce qui torpille d’un seul coup le procédé bunburiste des deux amis : il devient manifeste qu’Earnest n’existe pas. Comble de malheur, les deux jeunes femmes, Gwendolen et Cecily, s’étaient avouées éprises du prénom Earnest en raison de ses connotations (earnest signifie sérieux, honnête, qui ne joue pas) plus que de ses porteurs, qui sont d’ailleurs tout sauf earnest. Leur illusion, leur désir de trouver le prince charmant, leur sont bien plus chers que la réalité. Ainsi, Oscar Wilde soulève une question déstabilisante, déconstruit une notion phare de la tradition littéraire : l’amour. Qui est l’amour? Est-ce l’être aimé ou l’idée que l’on se fait de lui? Et si l’idée et la réalité divergent, quel parti choisit-on?

Heureusement pour Jack, un coup de deus ex machina vient à sa rescousse : on découvre qu’il est le frère biologique d’Algernon, et que son vrai prénom n’est nul autre qu’Earnest. L’amour de Gwendolen est sauvé, tout autant que la réputation de Jack : il est, en effet, à la fois earnest (nom commun), puisqu’il a dit la vérité à son insu, et Earnest (nom propre). C’est ce qui lui fait prononcer sa réplique finale : « … I’ve now realised for the first time in my life the vital Importance of Being Earnest ».

Oscar Wilde. Source: The Wall Street Journal

Où réside le comique de la pièce? Il est avant tout dans les dialogues, dans le langage. On assiste à des échanges pleins de répartie, de traits d’esprit, de vrais marivaudages. Dépourvus de profondeur psychologique, les personnages de la pièce fonctionnent comme des machines à produire du langage. C’est une comédie de la langue, qui singe le discours grandiloquent de la haute société de son temps. Le contraste entre le pathos dans les propos de Lady Bracnkell et la trivialité des situations environnantes induit, en effet, un effet parodique. La verbosité maniérée d’Algernon apparaît comme dépourvue de contenu, un pur exercice d’équilibrisme verbal qui produit un effet cocasse tout en accusant le caractère désertique des interactions sociales. On défonce des portes ouvertes, on prend d’assaut des moulins à vent, on fait dans le vide, tout pour dissimuler l’absence de lien social, pour donner le change. Par moments, le discours des personnages s’apparente au non-sense d’un Lewis Caroll, une sorte d’aberrance jouissive. Ironiquement, la raison victorienne, qui se fait forte d’instaurer de l’ordre partout, introduit plus d’absurdité qu’autre chose dans l’univers. Déconnectée de la réalité, belliqueuse et inefficace, elle se heurte à sa propre futilité au milieu d’une imposante chambre d’écho. Pendant que la bonne société s’occupe à scruter son conseiller des grâces, l’espace environnant voit se tisser des liens humains authentiques, affranchis de son apparat.

 Août 2025

 



[1] https://www.britannica.com/biography/Oscar-Wilde

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...