Rébarbatif non seulement au premier abord, Prochain Épisode exige de la patience et une forme particulière de recueillement, qui consiste à s’absorber dans le texte tout en s'en distanciant. S’absorber pour pouvoir suivre le propos, puisque le roman nous plonge dans l’univers délirant et quelque peu hermétique d’un névrosé. Prendre du recul, puisque notre intelligence risque de se laisser décourager par les divagations décousues du narrateur, voire de subir des lésions durables. Car le texte se montre presque méchant dans son refus de communiquer spontanément avec le lecteur, dans son rejet de la notion de grâce, de fluidité en écriture. Des phrases qui te font trébucher à chaque pas, qui te coupent l’herbe sous le pied. On serait soulagé d’apprendre que cette forme particulière de dégagement concentré s’acquiert toute seule au fil des pages. Le texte cultive sa propre réception. On s’y prendrait mieux en soignant le dosage quotidien. L’idéal serait de commencer par une lecture au compte-gouttes : quelques phrases par jour. Petit à petit, on s’approprie le mode de pensée du narrateur et notre communication avec le texte prend son élan.
Le plus célèbre des romans d’Hubert Aquin nous balance dès le début dans une spirale vertigineuse de métatextualité. Il s’agit cependant d’une métatextualité souvent gratuite, et ce d’une façon revendiquée : elle souligne sa propre contingence, et accuse ainsi l’absence de véritables repères. Elle s’apparente aux associations semi-aléatoires qu’ont tendance à tisser certains esprits obnubilés. Ainsi, la postmodernité du roman se fait l’expression littérale d’une conscience individuelle qui a perdu le nord. Le protagoniste est déchiré, déboussolé, sans espoir de s’évader de sa prison intérieure (la prison réelle qu’il choisit ne lui sert que de moyen de matérialiser celle qui est en dedans de lui) et, surtout, sans volonté de la quitter. Comme si cet état transitoire, asphyxiant, irrésolu, était l’essence même de son existence. Je pense que le chanteur Dumas le sait aussi, à en croire sa chanson Espresso, visiblement dédiée à Hubert Aquin. Non seulement il capte quelque chose de cet esprit erratique et dépressif, mais il le fait sur l’air espiègle d’une mélodie pop-rock plutôt enjouée. Ce contraste, l’auteur de Prochain Épisode semble le chérir aussi. En le lisant, j’ai la sensation prégnante qu’il nous lance sans arrêt des drôleries (sans méchanceté, par pur amour du jeu et des entortillements), animé par un nihilisme radieux.
Je ne sais pas s’il s’agit d’une sensibilité propre à Aquin, à son époque, à son pays ou à son esthétique. Mais je dois dire que je suis tout à fait capable de comprendre sa posture dans la vie.
Je dois avouer qu’en disant que je ne sais pas si le protagoniste traduit une sensibilité propre à son pays, je viens de vous mentir, et par pure coquetterie scripturaire, et pour faire durer le suspense. Car le parallélisme qui s’établit entre le protagoniste et son pays est le thème central, quoique développé en filigrane, du roman. Aquin fait coïncider le pays et l’individu; le révolutionnaire, c’est le Québec tout entier : « Me voici, défait comme un peuple, plus inutile que tous mes frères : je suis cet homme anéanti qui tourne en rond sur les rivages du lac Léman. » (p. 160).
Son état de déliquescence, de désagrégation de soi traduit le sort de son peuple, de son pays. Cet état empêche la continuité, l’intégrité. Il impose l’éclatement et l’impuissance. En termes médicaux, cela ressemble à ni plus ni moins qu'une dépression.
En outre, venant alimenter l’association allégorique de la femme et du pays (que l’on retrouve chez Gaston Miron), l’amoureuse du protagoniste s’avère une incarnation du pays à la fois familier et irréel (un pays onirique, somme toute). Le pays est non seulement érotisé, mais aussi transformé en valeur spirituelle, religieuse :
« Pour t’écrire, je m’adresse à tout le monde. L’amour est le cycle de la parole. Je t’écris infiniment et j’invente sans cesse le cantique que j’ai lu dans tes yeux; par mes mots, je pose mes lèvres sur la chaire brûlante de mon pays et je t’aime comme au jour de notre première communion. » (p. 66)
Il occupe tous les plans de l’existence du personnage : existentiel (le moi), amoureux (le toi), religieux (l’au-delà). Il ne serait pas exagéré de dire que le héros obsédé par l’image de son pays.
Au milieu de cette détresse, l’écriture relève d’une vaine tentative d’appropriation d’un monde qui fuit, qui s'éclate. Pour reprendre l’analogie médicale, elle apparaît comme la phase compulsive d’un trouble obsessionnel compulsif : si l’idée du pays est l’obsession, sa mise à l’écrit constitue l’effort compensatoire qui tourne à vide : « j’exécute une danse de possession à l’intérieur d’un cercle prédit » (p. 44).
« Le mal que je ressens m’appauvrit trop pour que j’éprouve, à tenter de le désigner, le moindre soulagement. C’est pourquoi, sans doute, chaque fois que je prends mon élan dans ce récit décomposé, je perds aussitôt la raison de le continuer et ne puis m’empêcher de considérer la futilité de ma course écrite dans l’ombre des Mosses et du Tornettaz, quand je songe que je suis dans une cage irréfutable. Je passe mon temps à chiffrer des mots de phrases comme si, à la longue, j’allais m’échapper! Je fuselle mes phrases pour qu’elles s’envolent plus vite! » (p. 43).
Face à un tel usage autothérapeutique de l’écriture, la notion même d’originalité, voire de création, paraît vaine et futile :
« Nul dévergondage scripturaire ne peut plus me masquer le désespoir incisif que je ressens devant le nombre de variables qui peuvent entrer dans la composition d’une œuvre originale. Mais pourquoi suis-je à ce point insensible à ce problème d’originalité absolue? Je ne sais pas; mais depuis que mon esprit annule son propre effort dans la solution de cette énigme, je suis affligé d’un ralentissement progressif, frappé de plus en plus d’une paralysie criblante. »
Dans ce sens, l’intrigue mal ficelée, délibérément invraisemblable du roman, déconstruit la prétention littéraire devant nos propres yeux. Produire du sens, échafauder une intrigue qui tienne la route ne serait possible que dans un monde ordonné, bien portant, équilibré. Tel n’est point celui du narrateur. Ainsi, il se propose de faire de la littérature à partir du non-littéraire, de l’amorphe, du laid, du non esthétique, de l’antiesthétique. Quand le vin est tiré, il faut le boire. C’est un récit de l’impossibilité d’un récit.
Ainsi, le roman peut paraître trop noir, trop nihiliste, ce qui ne devrait pas étonner quiconque connaît la littérature québécoise du temps de la Révolution tranquille. Paradoxalement, une époque qui clame haut et fort son enthousiasme, sa foi envers l’avenir, son optimisme retrouvé, a donné naissance à une littérature assez navrante. Ne nous laissons pas abuser cependant : la philosophie de ce mode d’expression artistique consiste à ne pas renoncer au geste créateur, même quand on est maladroit, craintif ou habité d’un esprit destructeur. Ne pas s’empêcher de parler même quand on balbutie. Ne pas s’interdire de vivre malgré son état d’engourdissement. On fait état de la désolation non pas pour tuer l’espoir, mais bien pour voir et assumer la réalité, avant de s’employer à sa reconstruction. Ne pas désespérer, mais se donner le temps de revivre. À un n-ième niveau d’interprétation, cette philosophie est à son tour remise en doute, complexité infinie de la (post-)modernié oblige. Car on connaît la façon dont l’auteur a terminé son parcours ici-bas : il s’est suicidé. Ironie grinçante, dans sa lettre d’adieu, Aquin conçoit le suicide non pas comme le fruit d’un abandon de soi, comme un acte de déserteur, mais comme la tentative ultime de se saisir de son sort, d’y mettre la main. À défaut de pouvoir orienter le cours de sa vie, le personnage prend les rênes son départ définitif. Un peu comme Kurt Cobain, qui chantait « You can’t fire me, because I quit » (Scentless Apprentice). On se demande donc jusqu’où peut aller le jeu des idées et des métaphores. Ne serait-il pas plus sain d’adopter une démarche plus directe, moins sophistiquée dans la vie, afin de sauver sa raison, quitte à succomber à certains pièges que le monde nous tend? Est-ce mieux d’être fou que d’être stupide?
Même si je comprends la posture et l’approche de l’auteur, je ne me sens pas complice de son extravagance, de sa solitude élitiste, de sa folie en quelque sorte choisie et calculée. Je ne me solidarise pas non plus avec son rêve de violence armée (p. 160). Là où je décroche complètement, c'est quand je vois la froideur avec laquelle il envisage le meurtre d’un homme et les plaisirs qu’il anticipe en pensant au lendemain du crime.
Ainsi, tout en ayant apprécié l’originalité et la hardiesse du roman, je ne saurais affirmer l’avoir aimé. Ce qui ne m’empêchera pas d’aller me replonger dans un autre livre du même auteur (j’avais déjà lu L’antiphonaire, que je trouve esthétiquement proche de Prochain épisode), mais pas de sitôt. Je veux me laisser le temps de me remettre de cette aventure (qu’une lectrice a qualifiée de wild ride sur Goodreads).
Juillet 2020
Édition consultée : Aquin, Hubert. Prochain épisode (éd. critique établie par Jacques Allard). Bibliothèque québécoise, Montréal, 1995 [1965].

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