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John Steinbeck, Les raisins de la colère (trad. Maurice-Edgar Coindreau et Marcel Duhamel)

John Steinbeck, Les raisins de la colère (trad. Maurice-Edgar Coindreau et Marcel Duhamel)

Décembre 2024

Contexte historique

Le roman raconte la migration forcée d’une famille « d’Oakies », c’est-à-dire d’habitants des États du Sud. Migration forcée, en effet, car ce qui pousse les paysans à quitter leurs terres est l’impossibilité de continuer à les cultiver et donc de subvenir à leurs besoins, la révolution technologique en agriculture imposant l’omniprésence des tracteurs et des technologies d’élevage industrielles et chassant les paysans de leurs fermes. Les Joad sont des métayers, c’est-à-dire des « personne[s] qui exploite[nt] une métairie, qui bénéficie[nt] d’un bail à métayage », le métayage étant un « mode de location d’un domaine agricole, stipulant le partage entre le propriétaire et le locataire du produit des récoltes, variable selon les années », selon le Dictionnaire de l’Académie française. Autrement dit, les paysans ne possèdent pas la terre qu’ils labourent. Ces gens ont d’abord été recrutés par les États, après que ceux-ci ont volé leurs  terres aux Amérindiens. Les conditions dans lesquels ces nouveaux agriculteurs ont dû commencer à travailler étaient éprouvantes, et cela les a acculés à un endettement progressif auprès des Banques, qui ont fini par prendre possession des terres. Or, la Grande dépression et les années de sécheresse qu’ont connues les États du Sud-Ouest (l’Oklahoma, le Kansas et l’Arkansas, le soi-disant « bassin de poussière » ou Dust Bowl) ont exercé une pression sur les banques qui détenaient les terres. Elles ont dû reprendre le contrôle des champs pour mieux les rentabiliser et ont donc mis fin au système de métayage pour introduire de nouveaux procédés de travail de la terre, industriels ceux-là, pris en charge par des machines agricoles. 

Déjà indigentes, des milliers de familles du Dust Bowl, comme celle de Joad, sont donc contraintes à déserter leurs demeures, qui ne leur ont jamais appartenu. Où se rendent-elles? À l’Ouest, et plus précisément en Californie, leurrés par la promesse d’une vie aisée et opulente au sein de vergers paradisiaques, où la générosité de la nature se traduit, leur fait-on accroire, par l’abondance des emplois. Cette promesse, ils la trouvent dans un dépliant publicitaire qui circule en Oklahoma, et, comme on l’apprendra plus tard, dans d’autres États du Bassin de poussière. Des milliers d’emplois sûrs dans la cueillette des récoltes : c’est l’avenir que l’on fait miroiter à ces âmes tourmentées, qui prennent la route de l’exil bien à contrecœur. Des migrants de l’intérieur, à la fois migrants économiques et réfugiés, qui connaîtront le sort qu’une légion de misérables contraints à enjamber les frontières connaissent aujourd’hui, aux États-Unis comme partout dans le monde « développé ».

Les Joad

La famille Joad est surtout personnifiée par Tom, le fils aîné sorti de prison pour avoir tué un homme dans une rixe. Un homme au tempérament soupe au lait, mais franc et fier. Malgré son naturel fougueux, il se montre responsable et raisonnable, et sa colère paraît juste. La colère, dans le roman, est la seule issue dont disposent les humains face à la loi d’airain du capital, à l’implacabilité de la machine qui écrase la vulnérabilité du vivant (une parfaite illustration du nom du groupe Rage Against the Machine). 

Rosasharn, Ma et Tom : Scène du film The Grapes of Wrath de John Ford, 1940Sa mère, Ma (nom que les traducteurs ont rendu par Man, un abrègement de Maman), est une femme courageuse et stoïque, véritable pilier du foyer. Son frère, Al, gaillard aux sentiments quelque peu impénétrables mais aux instincts puissants, est surtout mû par une soif d’accomplissement personnel, mais il se montre aveugle à sa propre psyché. Son père, Pa, sa sœur Rosasharn et ses jeunes frère et sœur, Winfield et Ruthie, ainsi que ses grands-parents sont des personnages secondaires, nettement moins saillants dans le roman. Seul l’oncle John, rongé par un sentiment de culpabilité qui ne le quitte jamais, a une présence plus appuyée dans le texte. À la famille Joad se joint l’ancien pasteur Jim Casy, qui décide de l’accompagner sur la route de la migration, moins par instinct de survie que faute de meilleure occupation, de ses propres dires.

Le stratagème capitaliste

Tous les membres de la famille apparaissent sympathiques, humains, dignes de respect et de confiance, tout comme la plupart des Oakies qu’ils rencontrent sur la route et en Californie. En revanche, les policiers et les paysans californiens, à la solde des grands propriétaires terriens et exploiteurs sans pitié des Oakies affamés, se situent entièrement à leurs antipodes. Ce sont, nul doute, les méchants du récit. 

Car petit à petit, le lecteur découvre la vérité sur le stratagème qui sous-tend ce grand déménagement orchestré. Si les propriétaires agricoles, qui possèdent souvent aussi des fabriques de conserves, font venir une telle quantité de travailleurs, ce n’est pas parce qu’ils en ont réellement besoin. L’offre est largement inférieure à la demande sur ce marché du travail, mais c’est un décalage calculé, puisqu’il permet de pousser les salaires à la baisse de façon théoriquement infinie. Pris dans une impasse, pourchassés par la famine, les travailleurs n’ont pas le choix d’accepter des salaires modiques. Pour réprimer d’avance toute velléité de révolte ou d’association syndicale qui pourrait contrer le stratagème, les propriétaires comptent sur la collaboration de la police, qu’ils ont dans leur poche. Sous prétexte de protéger la paix, celle-ci ne protège que la paix des propriétaires. Elle les aide à tuer dans l’œuf toute forme de syndicalisme et à pérenniser ainsi leurs procédés lucratifs. Les policiers traquent sans merci les travailleurs, brûlent leurs camps, les maltraitent et les humilient pour les mater et les détourner de toute idée révolutionnaire.

Plutôt que de défendre la loi, la police ne défend que les intérêts des riches. Les Californiens considèrent que les Oakies sont des sous-humains, dépourvus d’intelligence, assimilables à des bêtes, juste bons pour travailler et vivoter. Les patrons les perçoivent comme de simples objets, créés pour être exploités sans modération. Derrière cette conviction inhumaine, le narrateur décèle la peur, la gigantesque peur de se faire supplanter et dépasser par ceux qui fuient la famine, par ceux qui ont été injustement privés de leurs dignité et qui n’ont plus rien à perdre. La peur que les dépossédés viennent reprendre ce dont ils ont été dépouillés.

Un romancier engagé

Steinbeck reprend une idée qui lui est chère, celle de l’incidence délétère de la propriété sur le moral des humains. On la retrouve dans Tortilla Flat, où c’est le fait d’hériter des deux maisons de son grand frère qui commence à entamer l’amitié qui lie Danny à ses camarades. Dans Rue des sardines, les méditations humanistes de Doc le conduisent à relativiser l’importance de la propriété, de la conservation des biens, et à se réjouir presque de leur destruction à l’issue du festin de la bande de têtes brûlées. Un engagement qui traverse son œuvre et que l’on n’aurait pas tort d’appeler communiste. 

John Steinbeck (Photo: Philippe Halsman)
La mention de la violence contre les Amérindiens que les fermiers avaient commise pour pouvoir s'emparer de leurs terres confère au récit une profondeur autrement plus significative. L’injustice, la cruauté et la destruction intentionnelle de l’autre remontent visiblement à beaucoup plus loin, et les Oakies ne sont pas les seules victimes. Pire, ils étaient eux-mêmes investis du rôle du bourreau. De la même façon, les multiples occurrences d’animaux tués, écrasés ou apeurés au fil des pages (tortue, chats, etc.) introduisent en filigrane le thème du spécisme, devenu courant aujourd’hui. Le sexisme n’est pas absent des rapports entre Ma et Pa, ce dernier menaçant de battre sa femme pour retrouver sa position hégémonique au sein du couple, car il sent que c’est Ma qui occupe le véritable centre de la famille et en est, en quelque sorte, le vrai chef. Les souffre-douleur des uns sont les tyrans des autres.

Il est évident que l’écrivain est motivé par une conviction ardente, un engagement sincère et une passion militante. Son écriture témoigne d’un parti pris idéologique qui se situe résolument à gauche. Je n’ai pas étudié la réception que la censure a réservée à l’œuvre dans les pays communistes, mais j’imagine que la critique y a été élogieuse à son égard, et qu’elle y a vu un exemple éloquent des injustices du capitalisme et de l’engagement à contre-courant de certains écrivains éveillés en faveur de la justice populaire. Venant d’un ancien pays communiste, j’ai tout un tas de réserves à l’égard de ces discours, mais j’avoue, quelque peu à ma surprise, que je partage entièrement l’indignation et la passion du romancier face aux réalités décrites.

En effet, l’écrivain s’est en effet associé à des militants de gauche dès 1925, dont Francis Whitaker, membre du John Reed Club, une association d’écrivains communistes, ou encore Lincoln Steffens, journaliste connu pour ses enquêtes contre la corruption et son parti pris gauchiste. George West, une connaissance de Lincoln Steffens et journaliste au San Francisco News, a mandaté Steinbeck pour l’écriture d’une série d’articles sur les conditions de vie des travailleurs migrants en Californie, et cette série d’articles lui a servi de canevas pour Les raisins de la colère.

Individualisme et collectivisme

Le roman problématise de façon originale le thème de l’individualisme. Cette notion est imbue de contradictions intrinsèques qu’un Jacques Derrida se serait plu à faire ressortir. Si Tom Joad apparaît dès le début comme un individualiste, puisqu’il n’en fait qu’à sa tête et qu’il a en quelque sorte abandonné sa famille pour répondre à l’appel de son amour-propre blessé (il a tué une personne dans une bagarre qu’il aurait pu éviter ou désamorcer s’il avait pensé davantage au bien des siens), au fil des pages on comprend que cet individualisme est nécessaire à la conservation de son esprit critique et, tout compte fait, de son humanité. Il se doit d’être individualiste pour mieux s’occuper des autres. L’instinct grégaire d’appartenance à tout prix est remis en cause en tant que faux collectivisme, fausse solidarité. Des problèmes que nous ne connaissons que trop bien aujourd’hui, dans notre siècle de ralliement aveugle à toutes sortes de causes et d’appartenance à toutes sortes de communautés imaginaires et surtout de rejet de l’esprit critique sous couvert d’appartenance au groupe. L’évolution morale que connaît la famille, et qui culmine dans le geste final de Rosasharn, se traduit par un engagement collectiviste grandissant. Les Joad ne sont plus un îlot dans l’océan d’âmes humaines : ils font corps avec cet océan. Ainsi, l’individuation initiale ouvre la voie vers une fusion éclairée avec le collectif.

Techniquement, l’effet d’amplification qui permet de transposer l’échelle individuelle sur l’échelle collective est obtenu au moyen d’une multitude de passages intercalaires : des scènes de gros plan, qui contextualisent le récit principal, ou bien des digressions qui renforcent les impressions et le message par l’accumulation d’éléments semblables. À ce titre, on peut penser aux pérégrinations de la tortue, à la description fragmentée et mouvementée de l’entrepôt du marchand d’automobiles. Cette mise à l’échelle transforme le récit en une fresque historique. Cependant, le texte préserve sa force de frappe émotionnelle grâce à la présence de ses héros (ici, une famille), la possibilité d’identification avec un personnage individualisé étant un gage de la sympathie du public. Ces passages intercalaires ont fait l’objet de traitements opposés, selon l’angle idéologique adopté par les exégètes. Ils sont ignorés par les uns, qui, désireux de minimiser la teneur politique du texte, n’y voyaient qu’un détail accessoire décoratif, mais ils sont considérés comme des mines de sens par d’autres, plus conscients de la fonction structurante de ces passages pour le sens du roman.

La migration

Autre motif romanesque d’une criante actualité, la migration est un des thèmes centraux du récit. Le texte aide grandement à comprendre et imaginer les enjeux de la migration ainsi que les problèmes économiques qui l’engendrent et qu’elle provoque à son tour. En effet, celle-ci apparaît comme le corollaire d’une crise économique et sociale. Les Oakies qui quittent le Dust Bowl pour rejoindre l’Ouest fuient la famine, mais cette condition n’est pas attribuable uniquement aux forces majeures, aux aléas de la nature. C’est une conséquence directe du capitalisme, de la cupidité à tout-va, de la destruction systématique et aveugle de la nature et du tissu social. Les migrants n’ont pas le choix de déserter leurs lieux d’origine, et s’ils choisissent de prendre la route de la Californie (la mythique autoroute 66), c’est qu’ils sont attirés par la publicité mensongère et par les pratiques déloyales des employeurs, qui se procurent ainsi une main-d’œuvre à vil prix. Ils sont en quelque sorte chassés et accueillis par le même système.

Pris en otage par la cupidité du patronat, les Oakies sont doublement diabolisés : par les patrons, qui pourchassent, manipulent et martyrisent les travailleurs pour maximiser leur exploitation (et par la police qui, au lieu de défendre l’intérêt du tous, est au seul service des riches), et par les paysans locaux, les Californiens, qui voient en la personne des nouveaux arrivants un concurrent redoutable à combattre. Ce piège transforme les Oakies en boucs émissaires du capitalisme. 

Joseph McCarthy (Photo: United Press)
Toute tentative de défense des droits des travailleurs, toute velléité de syndicalisme, est taxée de communisme, tout leader potentiel du salariat est rétrogradé en gibier de potence. En effet, grâce à l’œuvre politique de Joseph McCarthy entre autres, le communisme est, de nos jours encore, un gros mot aux États-Unis. McCarthy est, à mes yeux, le père spirituel de Donald Trump, et il ne m’est guère difficile de transposer l’action romanesque du roman de Steinbeck dans le contexte historique qui est le nôtre, en 2024. La défense de la démocratie est une fois de plus qualifiée d’extrémisme de gauche. Les migrants, aujourd’hui venus de l’étranger, sont de nouveaux voués aux gémonies. Les ultra-riches sont les nouveaux amis des pauvres. 

La trame qui organise notre nouvelle société n’a en fait rien de nouveau : elle n’est possible qu’au prix de la destruction du tissu social, de tous les acquis de la social-démocratie, laquelle, même dans un pays comme les États-Unis, avait contribué à endiguer les abus du capital. Le Canada, tout comme le Québec, malgré sa posture de champion des droits de la personne, baigne, lui aussi, dans ces réalités. Les travailleurs temporaires étrangers, surtout les travailleurs saisonniers, connaissent ici des horreurs qui ne sont pas bien loin du calvaire de la famille Joad. Les réalités ont certes évolué, et les épreuves ne sont plus tout à fait les mêmes, mais les mentalités exploitatrices sont bien là, effrontées et intactes. De façon plus large, l’immigration au Canada, publicisée de façon vigoureuse et fort alléchante auprès de populations cibles dans divers pays, n’est-elle pas à rapprocher quelque peu des pratiques publicitaires des propriétaires agricoles des Raisins de la colère? L’afflux massif d’immigrants ne permettrait-il pas aux entreprises, à terme, de pousser les salaires à la baisse en s’assurant un bassin de candidats qualifiés trop nombreux pour pouvoir défendre efficacement leur cause? Et que dire de la population locale, des nombreux Canadiens des générations précédentes, qui, tout comme les Californiens de Steinbeck, sentent qu’on leur coupe l’herbe sous les pieds et qui finissent par se crisper? Je commence sérieusement à me questionner sur les objectifs de la politique migratoire de notre pays. Je ne saurais pas fermer l’œil à certaines réalités inquiétantes, aux nombreuses manifestations de xénophobie et tentatives d’oppression au sein de la société d’ici. Celles-ci sont beaucoup plus indirectes et subreptices que dans la Californie de Steinbeck, mais elles ne sont pas pour le moins blessantes et injustes.

Darwinisme et mysticisme

En fait, l’antagonisme entre nouveaux arrivants et indigènes, qui a marqué dans différentes configurations l’histoire du Nouveau-Monde, est présenté dans le roman de Steinbeck comme une ruée désespérée et primitive vers la survie, dans une logique presque darwinienne. Face à la menace existentielle, l’être humain lutte furieusement pour sa survie. Dans sa crudité, l’instinct vital du nomade est effrayant aux yeux du sédentaire que la famine a épargné, qui reste en lieu sûr à défendre ses intérêts de propriétaire. Le choc entre ces deux pans de l’humanité, les nantis et les dépossédés, a quelque chose d’inéluctable, d’atemporel, d’ontologique. L’humain n’aurait-il pas d’autre avenir que celui d’une vie de bête affolée? Notre côté spirituel et rationnel sera-t-il réduit à peau de chagrin? A-t-il jamais existé? N’était-ce toujours qu’un beau rêve? 

Le roman de Steinbeck laisse pressentir la réponse. La figure de Casy, qui, après sa mort, trouvera sa réincarnation en la personne de Tom, partage certains traits avec Jésus, le fils de Dieu, qui s’est fait humain par amour pour l’être humain. Il y a, chez Steinbeck, toujours un fonds lumineux mystique qui semble renvoyer à d’autres dimensions, non pas nécessairement à la religion, mais à la foi dans quelque chose de transcendant. Le grandissement moral des héros se dessine au fil de la conscientisation politique de Casy, de Tom et, de façon plus vague, de Ma. De personnages autosuffisants, vivant au jour le jour dans un solipsisme de la survie, ils deviennent des porte-voix, des parties intégrantes d’un ensemble beaucoup plus vaste, l’humanité tout entière.

Le geste altruiste de Rose de Saron dans la scène finale du roman a, lui aussi, quelque chose de biblique. Après leur course affolée sous la pluie diluvienne, la plupart des Joad se sauvent dans un hangar abandonné ou ils tombent sur un moribond affamé et son fils en détresse. Pour lui sauver la vie, Rose de Saron lui donne le sein, le nourrissant du lait que son corps avait préparé pour son enfant mort-né. La mort de l’un (re)donne vie à un autre, dans un cercle de régénération, voire de réincarnation, qui apporte une lueur d’espoir dans le monde damné du roman. Le don du lait maternel s’apparente lui aussi au sacrifice christique. On sait que le vin figure le sang du Christ, or le vin est né des raisins. Ainsi, les raisins (de la colère) sont le fruit de l’amour divin. L’amour pour autrui serait-il le véritable raisin de la colère? Au premier degré, le titre fait référence au poème The Battle Hymn of the Republic de Julia Ward Howe, chanson qui évoque le Livre de la Révélation et donc l’Apocalypse. 

Agriculture capitaliste : une apocalypse à forte composante technologique

De fait, l’univers du roman a plus d’un trait apocalyptique. Tels « les misérables » de Victor Hugo, les personnages de Steinbeck habitent un monde froid, inhumain, sans merci. 

Plan de pêchers et homme d'affaires (image: Chat-GPT)Un monde aussi terrifiant qu’un paysage généré par l’intelligence artificielle. Le fait que j’ai achevé la lecture du roman en novembre 2024 y est peut-être pour quelque chose, mais Les raisins de la colère m’a paru comme une prémonition de la monstrueuse réalité qui a pris place au Sud de la frontière. Les machines agricoles, tout comme l’IA, imposent leur logique mécaniste au délicat monde du vivant. Ici, Steinbeck est probablement influencé par les idées agrariennes de Thomas Jefferson qui estimait que l’identification de l’humanité avec la terre est une condition sine qua non de la survie de notre espèce. Le capitalisme, étayé par la loi d’airain de la rentabilisation à tout prix, ignore et écrase royalement tout ce qui ne peut être employé pour accroître les résultats annuels de l’exploitation. Tout ce qui figure en dehors du prisme réducteur de l’exercice financier est à exclure de l’équation. Suprême aveuglement de la technicité. Les dégâts naturels, les ravages sociaux passent sous son radar. Les Joad sont vulnérables et délicats comme toute forme de vie, sont, comme chantent Bleu Jeans Bleu, de véritables « bébés chats sur un parking de centre d’achat ». Ce parking est lugubre, presque dystopique. Seule étincelle au plus profond de la nuit, l’élan vital qui résiste à tout. La flamme hardie qui anime Tom, le halo de sagesse de Jim Casy et la cordialité irrépressible de Ma sont les seules formes de luminosité qui prennent forme dans le récit.

Un roman de contrastes

Ce contraste entre lumière et ténèbres, de par son caractère tranché et absolu, a quelque chose de très romantique, d'un romantisme hugolien. C’est la simplicité de l’opposition qui crée l’impression d’impétuosité juvénile. N’eussent été ses aspects réalistes un peu trop lugubres, le texte aurait pu passer pour un roman jeunesse. Des critiques ont déjà décrié le schématisme axiologique du roman, sa démarche digne d’un roman de propagande. Cette simplicité du trait assure cependant sa force; plus nuancé, le texte aurait perdu de son caractère percutant. L’écrivain, mû par une conviction sincère, visait surtout à éveiller les esprits, à indigner, à déstabiliser. Un pari réussi quand on pense aux immenses vagues que le texte a produites parmi ses contemporains.

Le livre a fait esclandre à son époque, et son retentissement a été bien tangible au-delà des confins du champ littéraire, une prouesse que peu d’œuvres littéraires ont réussie. Le mouvement de conscientisation qu’il a enclenché a été bien réel, et les diatribes n’ont pas en reste. Certains ont accusé le texte de dénaturer la réalité pour dénigrer les agriculteurs, d’altérer les faits pour servir la cause communiste. Le député Lyle Boren a ainsi parlé du roman en ces termes : « un mensonge, l’œuvre malfaisante et infernale d’un esprit tordu, dépravé » (« a lie, a black, infernal creation of a twisted, distorted mind » [source]). Tout cela pour dire à quel point le réquisitoire que le roman dresse contre la classe dominante aux États-Unis était convaincant, à quel point il a fait mouche, sinon on n’aurait pas pris la peine de le vilipender avec tant de véhémence.

Personnages complexes et profonds

Si les oppositions morales peuvent paraître simplistes, les personnages sont profonds et vivants, complexes et aucunement schématiques, des œuvres d’art à eux seuls. Par exemple, l’employé du garage chez qui Tom et Al s’approvisionnent en pièces d’automobile pour réparer leur camion est tout un roman à lui seul. Le portrait du personnage émeut, raconte toute une vie en condensé, communique un sens à plusieurs niveaux. Les dialogues sont tout aussi authentiques, ni trop simplistes ni trop recherchés.

Conclusion

Frisant la dystopie, Les raisins de la colère de John Steinbeck est une œuvre engagée très à gauche qui dénonce de façon clairvoyante les abus du système capitaliste. Il retrace la trajectoire au bout de laquelle les humains se retrouvent dans une impasse, qui en fait des victimes sans défense d’un plan machiavélique, le tout au profit d’une divinité sans nom et sans visage : le capital, un principe arithmétique, foncièrement étranger au naturel. Ce principe prend la forme d’une machine agricole destructrice, d’un terrain agricole désert, d’une police maléfique, de paysans dominés par une haine aveugle, mais ce ne sont que les traces visibles de son passage. Son essence reste profondément impersonnelle et insaisissable. La famille Joad évolue dans un monde hanté où il fait toujours noir, où les humains ressemblent à des ombres ou à des pantins manipulés par une force mystérieuse. Seul antidote à ces ténèbres oppressants : la lumière du bien, la fusion avec le monde, l’abandon de soi au profit de tous. Car, au bout de cette nuit obscure de l’âme, il y a le jour qui attend, le vrai.

Plant de pêchers en Californie (image: ChatGPT)

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