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La fougue disciplinée: Meggie Lennon, Legal Vertigo et Bon Enfant

Novembre 2019

Fan de Canailles, j’ai été tout de suite intrigué par le nouveau projet de Daphné Brissette, Étienne Côté et Mélissa Fortin – Bon Enfant. J’en ai entendu parler pour la première fois il y a presque un an. C’est à cette époque que mon oreille a pu capter les derniers accords de leur spectacle sous l’aile des dimanches Déplogue! au Quai des brumes. Je suis arrivé très en retard ce soir-là, mais j’ai quand même pu deviner l’espèce de rock progressif qui épousait étonnamment bien la voix abrasive de Brissette, front-woman de Canailles. Alors, quand j’ai remarqué la myriade d’affiches couvrant actuellement les murs de Montréal et annonçant la venue au monde de leur premier opus éponyme, je me suis promis de ne plus manquer l’occasion. D’autant plus que, en attendant, j’ai pu faire connaissance avec leur nouveau-né en ligne.

Cette fois-ci l’occasion nous a été offerte par le festival M pour Montréal, hébergé ce jour-là par Le Ministère. Aux côtés de Bon Enfant, nous avons pu découvrir deux autres artistes assez impressionnants - Meggie Lennon et Legal Vertigo. L’hiver approchait à grand-pas, et même si les températures étaient plutôt indulgentes pour cette période de l’année, en sortant du métro Mont-Royal, j’avais l’impression de m’aventurer dans un frigidaire. Cela m’a donc pris pas mal de courage pour sortir de mon repaire douillet et me rendre à l’autre bout de la ville. Fier de ma prouesse, mais bien en retard, je me suis glissé dans un Ministère déjà en goguette. Les bonnes vibrations se faisaient sentir même sur le trottoir de devant.

Meggie Lennon

Malheureusement, c’est en déposant mon manteau au vestiaire que j’ai entendu la chanson finale de Meggie Lennon, connue auparavant sous le nom d’Aberdeen. Celle-ci a dévoilé son premier single « Ton amour, ma bouche » à peine quelques jours avant l’événement. La pop rêveuse, sensuelle et désinhibée remplissait la salle d’une sensation pareille à des bluets dans un verre de lait: fluorescente, relaxante et un tantinet angoissante, un peu à la façon de Tame Impala, dont la musique remplissait la pause avant Legal Vertigo. Meggie Lennon travaille actuellement sur la vidéo qui garnira sa première création officialisée. 

Legal Vertigo 

Une dizaine de minutes plus tard, la gang multicolore de Legal Vertigo a envahi le plancher en nous saluant en français. La foule vertigineuse qui nous interpellait pendant la demi-heure qui a suivi habite bien la métropole québécoise et s’affiche comme un groupe montréalais, même si les membres viennent de partout au Canada.

Dans ma tête, la musique de Legal Vertigo rejoint le sillon des groupes alt-pop-rock qui combinent les clins d’œil à la pop des années 1980 et 1990 avec des embardées psychédéliques revendiquées. Ils te plongent dans une substance molle et planante, mais ce flou amniotique est présidé par une attitude sobre et déterminée. Genre « Brian Adams goes weird » (The War on Drugs) ou bien Tina Turner (US Girls). Cette bizarrerie costumée peut incarner le fantasme de toute une génération – celle-là même qui, depuis sa plus tendre enfance, a eu ses oreilles bombardées des mièvreries de la pop traditionnelle des années 80 et 90 tout en lorgnant l’univers nihiliste mais authentique des mouvements alternatifs. Cette génération se refuse et au nihilisme, et aux joies faciles. C’est peut-être ce que Legal Vertigo avaient à l’esprit quand ils proclamaient, sur Facebook: « Legal Vertigo n'est pas le temps de la peur et du dégoût, mais celui de la lumière et de l’amour de la musique pop/rock musique expérimentale ». 

Le sextet mené par le chanteur Andrew Woods tricote une forme de fougue disciplinée, consciente d’elle-même. Le vertige de Legal Vertigo en est un, justement, légalisé, rentré dans le rang mais non assagi à l’intérieur. Le chanteur, tel un rockeur macho des années 1980 dans sa veste en cuir (ou en similicuir?) noir, à la fois dorloté et remis en question par le chœur féminin à ses côtés, par les accès de virtuosité du guitariste principal et par la présence discrète mais envahissante du reste des membres de l’orchestre, a livré une performance enlevante, provocatrice et hilarante tout à la fois. Des morceaux aux rythmes variés, aux arrangements remplis de sourires, de voix bigarrées, d’arcs-en-ciel. Un saxophone qui renchérit sur les solos de guitare, une basse qui suit les mouvements ondulatoires d’un bien-être mou, une batterie allègre et sûre de ses intentions. Un ensemble très prometteur, à ne plus manquer.

Bon Enfant 

Le collectif montréalais au nom insolite est né de l’amitié entre la chanteuse Daphné Brissette (Canailles) et le guitariste Guillaume Chiasson (Solids, Ponctuation). À ces deux protagonistes s’adjoignent le folk singer Alex Burger à la basse et deux autres membres de Canailles (Mélissa Fortin aux claviers et Étienne Côté à la batterie).

A prime abord, le mélange qui s’opère dans la musique de Bon Enfant a de quoi surprendre. Ceux qui connaissent la face punk-blues-bluegrass de Canailles peineront peut-être à se l’imaginer entrelacée avec un univers de rock progressif. Et pourtant, cette fusion est là qui s’offre à nous, toute harmonieuse et bien allante. À côté de la musique de Legal Vertigo, celle de Bon Enfant est plus discrète, vulnérable. Presque pastorale. Comme le laisse deviner la pochette de l’album qui porte le nom du groupe, c’est une musique qui fuit la ville, dans une tentative de rejoindre la nature. La voix familière de Daphné change tout le temps de reflet: elle est tantôt celle d’une petite enfant, tantôt celle d’une vieille femme un peu aigre, tantôt celle d’une noceuse difficile à vivre – celle-là même qu’on entend chanter, dans « Gna gna » de Canailles: « Si j’me compare à mes voisins / Chu pas la pire, mais chu pas loin ».

Ils ont laissé couler une musique mélodieuse, « couleur pastel », « dou[ce] comme une première neige », au dire de Charles-Éric Blais-Poulin (La Presse). Très variée aussi. Si certains morceaux épousent une stylistique pop-rock enracinée « dans un sol américain plutôt seventies » selon Philippe Papineau dans Le Devoir (« Aujourd’hui », « Faux-pas »), d’autres côtoient le folk rock (« Ménage du printemps »), tandis que d’autres encore versent dans un blues-rock psychédélique (« Insomnie ») ou une pop funky (« Liste noire »). Je réserverais une place spéciale à une pièce aux accents world, mélangeant des saveurs africaines, amérindiennes et qui sait quoi encore – « Magie », ma préférée de la soirée et de l’album. Avec une telle diversité des registres, la musique de Bon Enfant est toujours prête à repartir dans une nouvelle avenue. En même temps, la possibilité d’une fusion durable de toutes ces influences garde un petit point d’interrogation. Peut-être le band continuera-t-il de cheminer avant de trouver sa propre voix pérenne, pour de bon. En même temps, à quoi bon s’immobiliser dans une posture pérenne si tout dans la nature est condamné au mouvement? À en croire le band, « si je bouge pas, j’va figer dans le ciment ».

Les paroles, signées pour la plupart Brissette et Chiasson, parlent de déception, du dégoût d’un monde fossilisé, terne, stagnant, qui t’enferme comme une prison (« Abonnée au même programme / une chanson sur repeat / je m’endors en espérant / que le lendemain change de beat »). Un monde désenchanté où l’éclat de la passion, de l'emportement, de la vérité est attendu comme la pluie sur une terre craquelée (« Ça manque de fantaisie / De capes, d'épées pis de magie / T’as beau tout faire ce qui faut / Y fait pas chaud dans ton château »). Un monde intérieur qui tourne à vide, où la délivrance intérieure demande un effort sisyphéen (« La montagne est trop haute / J’traîne mes souvenirs sur mes épaules »; « tu retournes à la case de départ »). L’héroïne broie visiblement du noir partout, mais cette noirceur jure étrangement avec une musique souvent égayée et bon enfant, c’est le cas de le dire. Cette musique suggère par la bande que, après tout et malgré tout, il fait bon vivre dans ce monde. Une fois qu’on a nommé son angoisse, la vie n’est pas si pire. La preuve était facile à repérer devant la scène même: les farandoles du public n’ont pas connu de répit avant la fin de la soirée (et même après).

L’appel de l'inspiration, cette fougue bienfaisante qui se déchaîne comme une averse au-dessus du désert, était ce qui réunissait les trois artistes de la soirée. Une magie lucide, au bon cœur et qui n’a plus peur, comme un vertige légal. Légal, oui, puisqu’il ne s’agit plus de jouer le hors-la-loi séduisant mais bien de changer la donne pour de bon.

Auteur du texte: Yavor Petkov



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