Yavor Petkov
Mars 2019
Si, avant de grimper l’escalier qui mène à La Salla Rosa, je n’avais pas dû recevoir les caresses glaciales du boulevard Saint-Laurent, je me serais bien cru quelque part à la Nouvelle-Orléans ce mardi 6 mars 2019. La salle était remplie de l’ambiance exubérante et radieuse typique des défilés de la métropole louisianaise. L’esprit qui y régnait était passablement farfelu, ouvert et surtout dépourvu de jugement sur qui que ce soit. Des costumes bigarrés, des couleurs voyantes, des slogans et des inscriptions biscornues pavoisant les murs (« Des grillons au gouvernement »), des pantins grotesques tels qu’une tête énorme trônant aux abords de la scène ou un énorme grillon manœuvré par deux opérateurs eux-mêmes fardés et multicolores, des tables surchargées de maintes casseroles et assiettes destinées à régaler les participants au bal masqué … tout un petit monde aussi disparate qu’uni dans son état d’âme.
Les visiteurs non costumés, dont moi-même, faisaient figure de touristes, mais ne se sentaient pas exclus pour autant. Tout le monde semblait pouvoir y trouver sa place, ce qui est, en fait, une des raisons d’être des carnavals.
Le maître de cérémonie était d’une allure non moins festive que le public, avec une grosse barbe ébouriffée et beaucoup de jovialité, un véritable bonimenteur de fête foraine.
Après nous avoir donné un aperçu du programme, avec une insistance particulière sur le concours de mangeurs de piment, il a introduit le premier artiste de la soirée, le jeune groupe montréalais LEMONGRAB. Ce groupe, qui se définit lui-même comme faisant du slacker rock (notion assez large qui couvre toute une gamme de rock négligé, orienté chanson, avec des pointes d’humour autour de sujets quotidiens, genre Pavement, Kurt Vile ou Guided by Voices), est presque exclusivement composé de filles. Gaëlle Cordeau au chant, Léonie Dishaw et Zale Burley à la guitare, Marilou Turgeon à la batterie et Jérémie Cyr à la basse ont apparu sur scène accoutrés de robes de jeune mariée pour annoncer leur mariage avec Le Winston Band. Les jeunes musiciens ont mis en branle une dizaine de chansons coup-de-poing très épurées et compactes. Une sonorité punk britannique, proche de The Fall, avec une basse saillante et sonore, une batterie sèche, souvent dépourvue de cymbales, des guitares fluides qui ne parviennent pas à liquéfier la section rythmique implacable et une récitation exaspérée qui se gausse de sa présence même devant nous.
Les compositions oscillent entre le noise et les harmonies alternatives, au goût des années 1990, avec des changements de tempo enlevants. Le grain de voix de Gaëlle Cordeau rappelle Courtney Barnett, mais son attitude sans concession et la façon dont sa voix s’aiguise avec acrimonie la rapproche des riot grrrls. Le groupe a une présence très confiante sur scène et un jeu très maîtrisé. Les jeunes marié.e.s ont présenté des chansons qui peuvent être écoutées sur leur compte Bandcamp comme You Like To Fuck, Too Many Bitches ou la « ballade » Flowers. Ils se sont produits à même le plancher, littéralement entourés du public, instaurant un sentiment d’intimité joyeuse qui a cristallisé sous la forme d’un moshpit. La première partie s’est terminée logiquement par un lancer de bouquet.
Pendant que Le Winston Band s’apprêtait à s’installer sur les planches, cette fois-ci en contre-haut du public (ce qui était dû, je suppose, à la nécessité d’avoir la scène toute prête pour la montée du groupe, étant donné la différence d’équipement par rapport à LEMONGRAB), le maître de cérémonie a annoncé le début du concours de mangeurs de sauce pimentée étalée sur du chili. La lutte a été féroce et la victoire a été remportée par Juliette Tremblay.
Le moment est venu d’applaudir la montée sur scène de la vedette de la soirée, Le Winston Band. Le groupe a été introduit par notre bonimenteur forain comme le seul représentant du rock néo-cajun au Québec. Le band unique en son genre, explorant tous les aspects musicaux de l’Amérique francophone, de la Louisiane au Québec, concocte en effet son propre mélange, mariant zydeco, rock cajun et reels québécois sur un fond rock à saveur punk. Ce sont l’accordéon et le frottoir qui donnent au groupe une tournure zydeco, mais la rythmique ska, ponctuée des bondissements joyeux de la guitare de Vincent Filion et du martèlement sans relâche du batteur Gregory Fitzgerald, lui attribuent une sonorité singulière.
Fondé en 2013 par Antoine Larocque (chant, accordéon à pistons), après son séjour en Louisiane, le groupe a enregistré jusqu’à présent deux EP et un long-jeu. L’occasion concrète de ce bal-concert était le lancement de leur deuxième long-jeu, Zig Zag Zydeco Zoo. On comprend sans peine pourquoi le groupe a choisi ce jour précis pour le lancement de sa nouvelle offrande. Il ne pourrait pas y avoir d’autre événement plus proche de l’esthétique bigarrée, hétéroclite et néanmoins clairement francophone du band que cette fête populaire aux origines françaises. Cependant, la musique du Winston Band en est une de fusion, de bâtardise. L’identité est vécue comme un acte positif, comme un facteur d’amour pour la vie et pour le monde dans sa diversité, où être soi ne passe pas par la peur et le rejet.
Le spectacle a commencé par une chanson moderato pour aussitôt se lancer à fond de train, adoptant la cadence habituelle de l’orchestre, celle qui te fait sautiller comme un grillon et te pousse à te « lâcher lousse ». Le public ne s’est fait pas prier et a toute de suite emboîté le pas des musiciens, se laissant spontanément emporter dans un bal désordonné.
Les costumes et les masques des musiciens étaient fabuleux, aussi drôles que troublants. On pouvait se croire dans une autre époque, populaire et préindustrielle, à un bal-musette où le rire donne des frissons et les frissons tournent à la bouffonnerie.
Le grillon géant se pavanait à travers la salle en se dandinant au rythme des chansons. Le bassiste Antoine Fallu, qui prenait la parole chaque fois qu’il s’agissait d’adresser une allocation solennelle aux spectateurs (à la différence du chanteur principal qui, moins mondain, s’adressait plus rarement au public, et ce surtout pour présenter l’histoire de telle ou telle chanson), a expliqué que le groupe a si longtemps travaillé sur l’album qu’il ne fallait pas s’étonner d’y retrouver des chansons bien rôdées en spectacle, comme notamment En haut de la montagne, un refrain que la salle entière a repris.
Au début les gens paraissaient un peu trop fatigués (de l’hiver, de la semaine de travail qui commençait ou et de l’époque un peu décevante dans laquelle on vit ?) pour s’abandonner à la musique. Un certain engourdissement détonnait avec l’entrain du Winston Band. Mais celui-ci était si généreux, si tenace dans son effort de nous communiquer son espoir que l’auditoire a fini par lâcher prise et se laisser aller au gré de la danse.
Et pour cause : à côté des étudiants et des adolescents, un bon nombre des spectateurs, dont moi-même, n’étaient rien d’autre que des « bureaucrates », devant se lever de bonne heure le lendemain, traverser la ville en auto, en bus ou en métro, et passer une autre bonne partie de leur vie dans un univers tournant à vide, dans le morne royaume de la vie « sérieuse ». Pour faire contrepoids à cette idée peu égayante, des efforts supplémentaires étaient nécessaires. Ainsi, après la chanson dédiée aux personnes de mon espèce (Bureaucrates), le groupe nous a garrochés dans sa version déchaînée de La bastringue de La Bolduc, suivie d’Enfirouaper, avec sa pulsation de braquage de banque, où l’on déclare à point nommé « Finies les jobines de chien ! ». Plus tard, ils nous ont fait scander leur recette de bagosse, dans le cadre du morceau de ce nom : « Pomme ! Poire ! Eau ! Sucre ! Levure ! ».
Le grillon géant s’est remis en marche pour l’avant-dernière chanson de l’album, Des grillons, rappelant pourquoi le groupe se définit lui-même comme faisant du « rock entomophagique ». Le grillon occupe une place spéciale dans l’esthétique du groupe. Un grillon stylisé décore sur la grosse caisse du batteur. Au festival Noël dans le parc, en décembre 2018, le groupe était accompagné du trio vocal Les grillonnes. Force est de se demander si le grillon est une mascotte, une obsession ou un bouc émissaire pour Le Winston Band.
La répétition à l’infini des phrases musicales, la batterie monotone et implacable qui sonne parfois comme de la boîte à rythme, créent un univers psychédélique auquel viennent se greffer des bribes de parole, des interpellations du public incitant à la danse, modulées par des effets de réverbération et d’écho. Ces bouts de phrases, cette façon de s’adresser directement au public, rappellent un orchestre ambulant chargé du divertissement des convives.
On entend des procédés semblables dans le coupé-décalé ivoirien ou dans le dancehall jamaïcain. En même temps, ce côté utilitaire du band, son statut d’orchestre de village, nous renvoie à un code folklorique universel, que l’on retrouve dans beaucoup de coins du monde (par exemple, dans les Balkans). On sent bien l’effet libérateur et purificateur de ce retour imaginaire à l’anonymat des époques où le show-business, tel qu’il se présente aujourd’hui, n’existait pas encore et où la musique relevait directement du vivre-ensemble d’une société harmonieuse.
Le public a couronné le carnaval en élisant, peu avant la fin de la soirée, le meilleur costume du bal. Parmi les cinq adversaires, c’est bien celle prénommée Marie (je n’ai malheureusement pas pu capter son nom) qui a accumulé le plus de tumulte approbateur de la part de la salle et a donc remporté le prix – plusieurs portraits de la reine Élisabeth II encadrés derrière une vitre ou, plus platement, 100 dollars en cadre.
De retour à la maison, en pleine nuit, j’ai fait jouer le CD qui allait avec le billet pour le spectacle. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à réentendre les 14 pistes en découvrant cette fois les mille détails passés inaperçus en spectacle. Je me délecte de la très bonne production et du son cristallin sans oublier l’énergie flamboyante qui s’est dégagée du groupe et de son public ce Mardi gras, à Montréal.







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