Yavor Petkov
avril 2019
C’était un soir d’avril froid, maussade, défoncé par les vents. Trois jours avant, la cathédrale Notre-Dame de Paris avait pris feu, semant l’angoisse et l’incompréhension à travers le monde. Les pages Facebook des journaux claironnaient toutes le même désolant accident.
Dans un tel climat peu propice aux divertissements, je me suis aventuré dans la chaleureuse clarté de la Casa del Popolo, où, le 18 avril, quelques jours avant Pâques, la formation canadienne Fiver se produisait sur les planches, accompagnée de l’artiste montréalaise Cyber.
Cyber
Cyber est le nom de scène de l’artiste montréalaise Loedie Domond. Avant de se lancer dans le R&B expérimental, elle a poursuivi une carrière dans le gospel. Son nom n’est point nouveau pour le public d’ici – en 2012 elle lançait déjà ses premières vidéos, dont l’une des plus connue est sa collaboration avec Kaytranada, «Down Low».
Si à cette époque la musique de Domond s’apparentait à une esthétique hip-hop plus conventionnelle, quelque peu vantarde et menaçante, son premier album, paru l’année dernière, «Equilibrium», tisse des liens de parenté beaucoup plus évidents avec la musique spirituelle. Ce sont notamment les chansons de ce début qu’elle nous a présentées à Casa del Popolo.
Quand elle chante, on la voit, on la sent absorbée jusqu’au bout dans la chanson – elle devient son propre chant, le chant l’anime et la transporte, t’entraînant, presque te forçant à la suivre. Elle portait d’ailleurs un blouson avec une croix dessus. Une dégaine hip-hop qui n’a pas froid aux yeux continue pour autant de marquer sa présence sur scène. Le mariage des deux – le côté dangereux et l’élan intime, spirituel, confèrent à la musique de Cyber une puissance à tout rompre. Elle vous déstabilise, menace de vous faire culbuter, et ce, sous l’effet de votre propre cri de douleur, d’espoir ou d’amour. Une musique qui peut être effrayante ou purifiante. Il ne tient qu’à vous de choisir l’un ou l’autre.
Les compositions et les arrangements sont variés et témoignent d’un travail sérieux – il ne s’agit pas de nous refiler un autre lot de compositions expédiées pour remplir les pistes, mais bien de nous communiquer un message longuement mûri et éprouvé. Le choix des pièces, le travail sur les arrangements et la production méticuleuse révèlent une grande maturité musicale et surtout un besoin authentique de partager, de dire, ou plutôt de chanter.
Cyber est montée sur scène en compagnie d’une DJ qui, pendant la plupart du temps, s’occupait des pistes en dansant discrètement à côté de son amie, lui inspirant visiblement du courage et du bien-être. Elle a pris la guitare pour deux chansons. Un batteur les a rejointes pour une des chansons. Une ambiance amicale régnait sur scène.
L’album « Equilibrium » est consacré à l’éternel sujet de la musique pop, l’amour. Différents aspects de l’amour, raconté à travers des expériences de tous les jours, y compris celui mesuré par les likes sur Facebook.
J’ai eu des frissons à l’écoute de «In My Head», un hymne aussi inquiétant que touchant. Un grand succès devrait attendre cette chanson, si la chance est avec elle.
Fiver
Fiver est un projet solo de Simone Schmidt. Le projet, comme sa fondatrice, est originaire de Toronto, mais au fil des années, il accueille différents musiciens, selon les intuitions créatrices de l’artiste. Celle-ci est connue aussi en tant que frontwoman des groupes One Hundred Dollars (dissolu en 2011) et The Highest Order (toujours actif), ainsi que des dizaines d’autres collaborations épisodiques ou plus régulières. Sa palette est changeante, mais puise essentiellement dans le country et le rock psychédélique. Voix plutôt basse, susurrante, doucement éraillée, comme celle d’une vieille femme, enveloppée d’un vide spacieux et résonnant, rempli de ruisseaux frais et de crépitements assourdis. Musique rêveuse dont la légèreté n’est qu’apparente. La frêle impression d’une jeune femme sans façon s’éclipse par intermittence pour vous faire entrevoir un esprit critique qui cherche, questionne et insiste.
Le concert ce soir-là était en partie consacré à la présentation à Montréal de son dernier album conceptuel, «Audible Songs From Rockwood». Ce recueil de chansons inaugure un nouveau genre – l’album-mémoire. En effet, il s’agit de onze pièces écrites sur la base de dossiers réels de patients de l’asile psychiatrique Rockwood Asylum for the Criminally Insane, à la fin du 19e siècle, dans le Haut-Canada. Avec une véritable rigueur de chercheuse, Schmidt est allée fouiller les archives de l’établissement et le matériel rassemblé a alimenté une réflexion sur le pouvoir, la norme et la déviation. Ayant connu elle-même des rapports problématiques avec le monde universitaire et lui ayant tourné le dos pour retrouver l’engagement direct avec les problèmes sociaux de ce monde, Fiver offre, avec cet album, une lecture country, voire blues, de l’histoire et de ses travers.
Pour le concert à la Casa, Schmidt était accompagnée d’un nouveau band. Ce sont des musiciens avec qui elle collabore depuis peu de temps, mais qui apportent beaucoup au son et à la face de l’ensemble. Le bassiste Jeremy Costello, de Halifax, a son propre projet solo psychédélique, Special Costello : un brouillard lo-fi à travers lequel perlent des mélodies qui radioguident l’esprit. Il a aussi assumé le rôle de chanteur principal pour une des pièces de la soirée, avec son look de cowboy blême et sa basse très sonore et mélodieuse. Nick Dourada, originaire de Calgary, multi-instrumentaliste qui tour à tour s’est occupé du saxophone, du piano ou de la slide guitare, titillait l’ensemble avec sa touche jazz. La batteuse Bianca Palmer, membre du groupe Vulva Culture, de Halifax elle aussi, y apportait son grain de sable acoustique d’une main précise et discrète. Les trois ont déjà joué ensemble au fil des diverses collaborations dans leurs parcours respectifs. Le tout était couronné de la présence tantôt rêveuse, tantôt espiègle de Simone Schmidt, qui nous donnait la sensation d’assister à un événement d’initiation, tant pour le public que pour les musiciens.
La combinaison entre Fiver et Cyber est sûrement inattendue. Je l’aurais crue fortuite si ce n’était la précision de Loedie Domond: celle-ci était invitée par Simone Schmidt à assurer la première partie de son concert. Les deux artistes ont peu de choses en commun, d’un point de vue formel, mais elles partagent une véritable passion musicale, un goût pour la musique traditionnelle (le gospel et le country) et (qui sait ?) une sympathie toute spontanée l’une pour l’autre.
Le DJ qui sévissait dans le compartiment à restauration de Casa del Popolo (puisque l’espace y est divisé en deux parties – un bar et une salle de spectacle) en était à The Sisters of Mercy. Un vernis gothique à peine perceptible s’étalait sur le tout. Je me suis rendu compte que la touche gothique pouvait être perçue aussi dans la musique de Fiver (plutôt dans le projet solo de Costello) et surtout dans celle de Cyber.
À l’extérieur, malgré le vent dévastateur qui balayait tout sur son chemin, on sentait dans l’air le printemps imminent. Je pensais à Pâques.
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