Passer au contenu principal

Alvvays : la lèvre supérieure rigide d’une petite fille triste

Mars 2023 

Le groupe canadien Alvvays ne nécessite plus de présentation pour les amateurs de pop-rock indé contemporain. Leurs airs rêveurs et tristes, tissus d’un calme éthéré qui berce et enveloppe l’auditeur, ont su enthousiasmer plus d’un depuis 2011, année de fondation du quintet. Le concert a eu lieu à Montréal, début mars, au M-Telus, sans faire trop de vagues, mais il a su réjouir les admirateurs du groupe originaire de l’Île-du-Prince-Édouard. C’était un soir sombre et glacial de fin d’hiver. La lumière était au bout du tunnel mais paraissait peu à même de nous réchauffer.

Nous sommes arrivés un peu en retard et n’avons pu assister qu’à la clôture de la prestation du groupe qui assurait la première partie, DISQ. Ma mémoire en garde le souvenir d’une salve de punk-rock emballé et stylé qui laboure l’imaginaire de l’auditeur dans l’espoir d’en soutirer une émotion. Musicalement, ce n’était rien de bien nouveau : un rock d’adolescents de bonne famille espiègles et un peu fâchés, un peu trop sûrs de recevoir l’admiration et la validation sociale recherchées. Vu leur jeunesse, cet élan est compréhensible, louable même.

La salle était peuplée de trentenaires, la plupart anglophones, d’une dégaine américaine plutôt que canadienne. À en juger sur les bribes de conversation interceptées au passage, il y avait effectivement une importante présence états-unienne dans la salle. Une foule classieuse et décontractée qui distillait un esprit qui, me disais-je, caractérisait bien la frange plus aisée de génération. Des gens qui revendiquent timidement un certain prestige social. Des ambitieux qui se refusent à assumer leur propre ambition. Une fausse humilité qui, avec l’âge, arrête de bouder la consécration sociale et lorgne l’adoubement par le monde des adultes. Presqu’aucune personne de couleur. Des jeunes Blancs bien élevés, bien habillés, bien portants, mais transpirant l’ennui et le conformisme. Les futurs héritiers du confort bourgeois. Les futurs baby boomers. Le sort inévitable de chaque génération qui vieillit. Quelle désolation!

Sans trop se faire attendre, Alvvays sont montés sur scène d’un geste léger et rapide, manifestant une attitude professionnelle. Ils paraissaient bien à leur affaire. Tradition des arrivées du groupe en tête d’affiche oblige, la chanteuse et effigie mémorable du groupe, Mlle Molly Rankin, est apparue sur scène la dernière. Tout au long du concert, elle a été peu bavarde, sérieuse et quelque peu distante, mais cette attitude ne semblait nullement surprendre les fans. Au contraire, ils ont accueilli à bras ouverts le minois maussade de la jeune canadienne. Pendant que je l’observais chanter, la comparaison s’est faite toute seule : une petite fille triste, abandonnée par ses parents insensibles au milieu d’une grande chambre à coucher, entourée d’imposants oursons en peluche et d’instruments de musique éducatifs. Bon enfant, au lieu d’exprimer son dépit en cassant les instruments ou en les ignorant, elle les aurait apprivoisés studieusement et gagnés à sa cause. Voici qu’une nouvelle musique, toute mélodie, s’envole de la fenêtre ouverte pour rejoindre le ciel nocturne qui enveloppe la petite ville côtière. Frappée d’une maturité précoce, cette enfant a surmonté le chagrin que lui avait réservé la vie en le transformant en stoïcisme positif. Elle garde sa lèvre supérieure rigide tout en nous offrant la beauté de ses rêves musicaux.

Car les chansons furent belles, mais aussi résignées, offrant consolation et fuite imaginaire sans jamais couper les amarres. La fuite devant la réalité de notre génération n’est jamais totale. On ne s’oublie plus, notre conscience exacerbée des choses nous en empêche. On feint l’abandon de soi. On joue la comédie du grand départ, mais on reste fermement attaché à sa demeure faite de boue et de brindilles. Trop conscients de nos limites et de la futilité de nos rêves, nous les nourrissons quand même, car c’est l’appel de notre nature d’humains. Nos larmes n’ont plus l’espoir de changer le monde mais elles s’épanchent malgré nous. La plupart du temps, on les tue dans l’œuf, et elles suffisent tout juste à humecter nos paupières. Mais il arrive qu’on en fasse de la musique.

C’est en écoutant Mlle Rankin ce soir-là que j’ai pris la mesure de la mélancolie dont sont faites ses chansons. Jusqu’alors, j’associais la musique d’Alvvays au succès planétaire Marry Me Archie, que je trouvais ironique et enjoué, aucunement triste. J’ai aussi remarqué un trait distinctif de sa personnalité scénique de la musicienne. Impassible en toute circonstance, elle n’est nullement décontenancée par la monotonie de ses propres chansons. L’auditeur non averti pourrait facilement confondre les différentes chansons d’Alvvays, tant elles se ressemblent. Leur rendu scénique est tout aussi égal. Du début à la fin, les musiciens semblaient avoir le regard rivé sur leurs chaussures. Rien d’étonnant, car le shoegaze connaît une deuxième vie depuis longtemps. Pourtant, chez Alvvays, l’introversion ne semble pas relever d’un effet recherché et n’est peut-être que le fruit de l’ennui. Le groupe est las de ses propres chansons, de la musique tout court, de la vie tout court. Il aurait probablement aimé quitter le port du shoegaze, mais il est trop faible pour gagner le large. Pourtant, il ne lève pas le pied et conserve sa lèvre supérieure rigide, au clair avec lui-même et donc honnête envers le public. Cette honnêteté est digne de respect et annonce une ère nouvelle, où le divertissement à tout-va, celui qui s’abandonne à l’ivresse et s’enivre de lui-même, ne sera plus la règle. À quelques décennies (peut-être bien moins) de la fin de notre civilisation, du moins telle qu’on la connaît, cette lucidité apparaît bien à sa place. Bien à son affaire.

Auteur du texte: Yavor Petkov

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...