Par une journée d’octobre maussade, de surcroît le treizième jour du mois, le temps est venu enfin de voir Air en spectacle à Montréal. Je dois dire que c’était pour moi une occasion miraculeuse et inespérée. Je me rappelle tomber en permanence sur Cherry Blossom Girl et Don`t Be Light sur VH1 dans les années 2000. J’avais trouvé le groupe curieux et original sans vraiment y penser davantage. Ensuite, vers la fin de 2012, juste avant la présumée fin du monde selon le calendrier maya qui n’a finalement pas eu lieu, au milieu d’une période difficile de ma vie où j’avais désespérément besoin de quelques rayons de lumière authentiques, je me suis souvenu de ce groupe à l’occasion de la vidéo de Sing Sang Sung, que j'avais écoutée sur YouTube, cette fois. Et c’était le déclic : le voilà mon salut musical, mon rayon de soleil tant attendu. Les mois qui ont suivi ont été enveloppés de l’aura réconfortante du duo éthéré. J’écoutais en boucle toute sa discographie, sur des CD et non en ligne, car le support physique me donnait la sensation d’être à l’abri des tempêtes qui secouaient le monde et en renforçait ainsi les vertus curatives. J’avais écumé les recoins les plus obscurs de leur œuvre, dressé ma liste de coups de cœur. Puis, ma passion pour Air s’est apaisée, et je suis passé à autre chose.
Cet apaisement a coïncidé avec la sorte de
hiatus que le groupe a traversé à la suite de la sortie de leur avant-dernier
opus à date, Le voyage dans la lune. Cet album instaure un dialogue ouvert
avec le film éponyme de Georges Méliès. En fait, il a été conçu en tant que bande
sonore de la version restaurée du film, celle qui a été achevée en 2011. Quelques
années plus tard, le duo a sorti Music for Museum, une offrande hautement
atmosphérique, planante et amorphe qui, à mes oreilles, s’apparente à l’œuvre de
Brian Eno. En fait, les pistes de l’album avaient été créées pour enrichir l’expérience
du visiteur d’une exposition du Palais des Beaux-Arts de Lille, là même où, par
hasard, j’avais assisté à une performance expérimentale de musique électronique
en 2006. Le réseau de liens qui m’associaient à ce groupe continuait de se resserrer.
Je n’étais pas près de l’oublier.
Dix-huit ans plus tard, me voilà à Laval, à la
Place Bell, par cette mélancolique journée de début d’octobre ni froide ni
chaude, relevée par l’anxiété qui s’infiltre sournoisement dans tout paysage
automnal.
Nous avons pris la ligne orange du métro pour nous rendre à Laval. La Place Bell est de loin ma salle de concert préférée de la métropole québécoise. Chaleureuse, moderne, confortable, offrant à tous les spectateurs une vue sur la scène de façon équitable, sans sièges à la vue limitée, elle contribue, à elle seule, à rendre le vécu du spectateur agréable.
La foule des spectateurs devant la salle n’était
pas aussi dense que je l’aurais supposé. Une sensation de légèreté et de délicatesse
régnait sur l’esplanade devant l’édifice moderne. Une brise tiède de début des années 2000,
remplie de promesses énigmatiques, mais aussi de clins d’œil avertis, a ravivé mes
souvenirs. Un parfum de nostalgie aigre-douce a envahi mon odorat, et j’ai
presque eu envie de pleurer, tant le souvenir était bouleversant. Cette époque
était belle à sa façon, et la musique d’Air porte témoignage de cette beauté
éphémère.
À l’intérieur, la salle était d’abord clairsemée,
mais, juste au début de la prestation du duo de Versailles, les rangs se sont
resserrés, et les espaces libres y ont presque disparu.
Le bal a été ouvert par une disque-jockey
discrète, dont le style était assez varié, papillonnant entre morceaux atmosphériques
tels qu'un remix de Requiem pour un con de Serge Gaisnbourg et refrains
mineurs aux sonorités vague froide. Une longue pause s’en est suivie au cours
de laquelle une paire d’yeux animés avec une étoile rouge en guise de pupille promenait
son regard virtuel sur la salle. Trouvaille astucieuse qui mettait la table pour
l’esthétique rêveuse, mais aussi espiègle de la formation électronique
hexagonale.
Nicolas Godin, Jean-Benoît Dunckel et le batteur qui les accompagnait étaient
habillés tout en blanc, positionnés à distance égale sur la scène. Celle-ci
était transformée en une sorte d’aquarium géant, à l’intérieur duquel les trois
musiciens ressemblaient à des figurines en plastique. En effet, ce dispositif conférait
à l’ensemble scénique l’apparence d’une maquette architecturale. Des séquences
vidéo apparaissaient sporadiquement sur le pan de mur qui servait de toile de
fond au tableau vivant. Les deux protagonistes étaient concentrés sur le jeu, genre
électronique oblige, mais parvenaient tout de même à créer une impression de
spontanéité et de proximité avec le public, surtout Nicolas Godin, dont le rôle de
bassiste et de guitariste lui laissait une certaine liberté de mouvement. Il
était aussi le plus bavard des trois. Ces répliques étaient économes (« Merci
infiniment, mes amis » étant la plus touffue), mais efficaces et, de toute évidence,
sincères.
Le jeu des musiciens était parfaitement
équilibré, avec des moments explosifs bien dosés et des ambiances variées et
pourtant unies. Le son était impeccable, et les effets lumineux, tirés au
cordeau.
On ressentait nettement que les musiciens
venaient d’Europe. C’était un peu moins vrai que pour Kraftwerk, le groupe
allemand légendaire que j’ai vu il y a quelques années à la Place des Arts, mais
assez pour ne pas laisser de doute quant à leur aire culturelle d’origine, que
trahissait une certaine réserve, une certaine invitation à la contemplation de
l’œuvre qui ne sont pas caractéristiques des artistes d’ici. Pour le reste, je
trouve que leur musique rime remarquablement bien avec l’ambiance et les traditions
artistiques de Montréal. L’amour du spectacle fantaisiste et futuriste, la mélancolie
folâtre, les timbres électroniques… autant de touches familières pour l’œil et
l’oreille montréalais.
Le groupe a interprété, comme on s’y attendait,
la totalité (ou presque) de son album phare Moon Safari (1998). Les partitions
vocales féminines qui, sur l’album, sont interprétées par Beth Hirsch ont été repensées
de façon ingénieuse. Dans All I Need, le chant de Hirsch y était présent
sous forme d’un petit nombre d’échantillons lacunaires répétés en boucle et enrichis,
au refrain, par les voix des deux membres d’Air. Quant à You Make It Easy,
le chant, passé par un filtre robotisant à la Kraftwerk, était assuré par Godin.
Le reste des morceaux de l’album se rapprochaient plus ou moins de l’arrangement
original, à l’exception des quelques envolées plus explosives qui impulsaient un
mouvement rock dans les compositions. Après Le voyage de Pénélope, ma
piste préférée de l’album, rendue de façon émouvante et avec brio par Godin au
piano, les musiciens ont tiré leur révérence pour disparaître dans les
coulisses. Pas pour longtemps, car le public en redemandait violemment en
battant des mains et en sifflant. Le reste des plus grands succès du groupe ont
suivi, dont Cherry Blossom Girl, Alone in Kyoto et Playground
Love. Cette deuxième partie a été clôturée par une
version étendue et endiablée de Don`t Be Light, une autre pièce que j’affectionne
particulièrement. Le troisième rappel, aux alentours de 23 h, a été de plus
courte durée. Si ma mémoire est bonne, le duo en a profité pour jouer Electronic
Performers, une pièce fantasque qui prend forme autour d’une étrange voix empâtée
et tonitruante à l’accent slave qui clame ces répliques insolites dans un clin
d’œil à Kraftwerk : « We are the synchronizers. We are electronic
performers ». Drôle de morceau que les musiciens ont rendu vivant et émouvant sur
scène.
J’avais l’impression que tout le monde était attendri,
ému, transformé après la tombée du rideau. Le flot humain a inondé la station Montmorency,
qui était parfaitement déserte à cette heure. Cette brusque alternance entre vide
désertique et chahut de spectateurs émoustillés ne doit pas être chose rare à
cette station si commode pour rentrer après un concert à la Place Bell. Le
musicien des rues qui nous accueillait à la bouche du métro entonnait In the
Deep de Genesis. D’ailleurs, dans la salle, en voyant le T-shirt de Genesis
d’un spectateur, j’ai été surpris par la révélation d’une certaine parenté musicale
entre Air et la gang de la Charterhouse School, en particulier pour ce qui est
des prouesses pianistiques de Tony Banks. Je me suis rendu aussi compte du fait
que le style de jeu de basse de Godin devait quelque chose à Roger
Waters de l’époque Meddle et que, de manière générale, le duo de Versailles
avait beaucoup de Pink Floyd dans son ADN musical.
Le concert était sublime, parachevé, impeccable.
Le lendemain, pendant que j’écris ces lignes, je repense à la soirée et je nuance
un peu mes impressions. Si l’émotion était bien réelle, palpable, le côté irréprochable
de la prestation avait quelque chose de calculé, d’intentionnel. Comme si les
musiciens avaient mis leur personnalité entre parenthèses, le temps d’un
concert ou d’une tournée, en vrais professionnels, pour nous livrer un produit
de qualité et mériter la confiance du public. C’est, me semble-t-il, le lot de bien
des musiciens d’aujourd’hui. Faute de revenus tirés de la vente d’enregistrements,
ils se reposent entièrement sur leurs cachets et multiplient donc les tournées,
ce qui les oblige, à terme, à adopter une posture plus professionnelle, plus disciplinée
à l’égard du métier. Plus que jamais, ils perfectionnent leur jeu et ménagent
leurs émotions. Une bonne nouvelle pour la santé mentale des artistes, mais aussi
une nouvelle donne pour l’expérience de l’auditeur et la démarche artistique. Pour
des groupes qui ont déjà connu leur heure de gloire, cette nouvelle orientation
pragmatique se traduit aussi souvent par un certain passéisme, le concert s’apparentant
à un travail de reconstitution historique, de reproduction d’un soi antérieur
qui correspond aux attentes du public. En pâtissent peut-être la spontanéité et
l’authenticité, mais au profit d’une redistribution plus honnête des rôles et d’une
industrie plus saine.

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