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Description de deux expositions du Centre canadien d’architecture (CCA) vues le 4 août 2024 à Montréal : À travers l’île et des pros : construction auto documentée sur les réseaux sociaux

Description de deux expositions du Centre canadien d’architecture (CCA) vues le 4 août 2024 à Montréal : À travers l’île et des pros : construction auto documentée sur les réseaux sociaux

En pénétrant dans la salle, le visiteur s’engage dans un vestibule lumineux aux murs couverts de photographies et de pancartes expliquant les choix des conservateurs, la raison d’être des compositions et l’origine des artefacts exposés. En ce premier dimanche du mois, le CCA proposait deux expositions au visiteur non averti. La première, des pros : construction auto documentée sur les réseaux sociaux, présente des capsules vidéos documentant, sur un mode étonamment jouissif, le travail des ouvriers sur les chantiers de construction. La deuxième, À travers l’île, nous invite à l’exploration minutieuse d’un projet architectural d’amélioration des infrastructures agricoles de l’île de Meizhou en Chine.

À l’encontre de l’ordre logique, je commencerai mon récit par la deuxième exposition. L’île de Meizhou est un en fait un îlot au large du littoral chinois dont la caractéristique géophysique la plus notable est le tertre qui occupe la majeure partie de sa superficie et au sommet duquel trône une statue de Mazu, déesse chinoise de la mer. Cette statue est d’un attrait puissant pour les touristes, qui sont nombreux à venir la voir et photographier chaque année, éclipsant les autres composantes du patrimoine de l’île, notamment ses techniques ancestrales d’aquaculture. C’est ce qu’a laissé entendre le film qui passait en boucle dans la salle de cinéma du centre : le patrimoine aquacole de l’île reste parfaitement méconnu des touristes (et heureusement). Ce patrimoine immatériel se compose d’activités piscicoles, ostréicoles et algocoles. Le savoir-faire ancestral est assez bien préservé sur l’île, bien que les personnes qui choisissent de se lancer dans ce métier se fassent de plus en plus rares. Le mandat de l’architecte du cabinet chargé du projet, DnA_Design, se résume ainsi à concevoir et à faire exécuter des changements minimes qui contribuent à pérenniser encore mieux ce legs incorporel. Le cabinet DnA_Design est en lui-même une curiosité, sa spécialité étant la soi-disant acupuncture des terrains agricoles. Les projets du studio, aussi respectueux du patrimoine préexistant que possible, mais aussi de l’environnement naturel, ne consistent souvent qu’à apporter quelques changements minimes aux infrastructures existantes dans le but d’optimiser les activités qui s’y pratiquent sans les détacher du contexte et de la logique qui leur sont propres. En ce sens, le travail de ces architectes en est un d’exploration, de compréhension et d’analyse, voire d’empathie plus que de construction au sens classique du terme.

L’île de Meizhou est encerclée d’une vaste couronne de terrains marécageux (des vasières ou des mangroves) réservés à l’algoculture. Ces terrains sont encagés par une sorte d’échafaudage dont les bras retiennent les algues et sur lesquels celles-ci finissent pas se lover. Les plantes marines s’y agglutinent, et les éleveurs peuvent les y cueillir sans difficulté, en les retirant à la main des tiges métalliques. Je présume que ces vasières ne deviennent visibles qu’à marée basse. L’infrastructure agricole comprend aussi une bâtisse en pierre qui sert d’incubateur et de buanderie d’algues. Je n’ai pas vraiment pu percer le cycle de la production des algues, et je ne peux que supposer que celles-ci y croissent jusqu’à leur maturité et qu’une fois cueillies, elles y retournent pour être nettoyées. Selon l’architecte représentant DnA_Design, vraisemblablement sa fondatrice, l’édifice en question revêt une valeur patrimoniale certaine, même s’il est vu comme un simple local technique par les fermiers locaux. L’intervention du cabinet consisterait ainsi dans l’agrandissement et la solidification de la construction dans le respect de son style et de son cachet.

Des poutres spéciales utilisées à des fins d’ostréiculture et des cylindres grillagés employés dans le cadre des activités piscicoles, ainsi que des blocs de béton innovants, faits de coquillages et de coquilles de moules en guise d’armature, trônaient sur les présentoirs dans les autres salles. La salle de projection, elle, tapissée d’une moquette duveteuse, plongée dans le noir et le silence, avec pour seul mobilier un banc longeant trois des murs de la pièce (en fait un simple parallélépipède, lui aussi recouvert de moquette) était d’un vide libérateur et fécond pour l’esprit. On n’y trouvait qu’un écran à double face géant. Un gros coussin avachi par les milliers de corps qui s’y étaient frottés et accoudés agrémentait cette espèce de sofa austère. La salle de cinéma de rêve pour tout spectateur épris de simplicité, d’espace et de recueillement.

Quant à l’autre exposition, encore une fois, elle juxtaposait des vidéos de scènes de travail sur les chantiers de construction. C'était en fait d’une collection de capsules glanées sur les médias sociaux tels que Tik-Tok et Instagram. Les écrans qui accueillaient les projections des capsules compartimentaient la salle en plusieurs niches ceintes par des groupes de trois ou quatre petits écrans suspendus. Cette organisation de l’espace donnait une sensation d’intimité, souvent incommodante, parmi les spectateurs ayant choisi d’y faire escale. Curieusement, des rires s’élevaient çà et là. Pour curieuses et captivantes que fussent les vidéos, elles n’avaient rien d’hilarant, du moins à mon sens. Je ne possédais de toute évidence pas le même genre de sens de l’humour que les autres visiteurs. Parmi les vidéos projetées, des entrevues avec des créateurs. Représentants d’une nouvelle génération, de la relève des chantiers, ils font voir le travail de construction comme une activité intrigante, inspirante, voire amusante, en rupture avec le stéréotype du labeur ingrat dédaigné par « la bonne société ». Faisant écho aux vidéos mises en vedette, les concepteurs de l’exposition l’avaient enrichie de photos de chantiers du passé qu’ils sont allés puiser dans les archives du musée.

Dans l’ensemble, les deux expositions mobilisent l'idée de préservation, de respect de la tradition et de remise en valeur de métiers et d’industries qui ne bénéficient pas d’une attention et d’une reconnaissance adéquates, d’un patrimoine immatériel oublié ou peu connu du grand public. Comme quoi l’architecture n’est pas seulement un art du bâtiment, mais aussi un art de l’espace et de la vie qui l’habite.

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