Passer au contenu principal

Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier – Oliphant

Juin 2024

Livre de bandes dessinées, Éditions Futuropolis, 2023.

Cette nouvelle picturale m’a tout d’abord captivé par ses dessins. Les gravures de l’artiste français Benjamin Bachelier sont délicieusement nourrissantes pour l’esprit. Le trait est sûr et délicat, et le chromatisme, puissant dans son dénuement. Rien qu’à contempler l’aspect graphique du livre, on fait sienne la portée symbolique et sémantique du livre. Par ailleurs, je ne peux qu’admirer la maîtrise achevée de l’art de l’aquarelle, qui est ici magistralement employée pour dépeindre le monde éthéré de l’Antarctique. Ce mariage parfait entre fond et forme porte à réfléchir à la texture délavée et fuyante de l’être.

C’est un livre mûr qui situe son action aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, mais qui exprime des sensibilités tout à fait contemporaines. La remise en question de la notion d’héroïsme, la présomption minable de l’homme vis-à-vis de la nature, son insignifiance et sa vulnérabilité face aux éléments. Au milieu de la virilité imperturbable des marins, un jeune homme, Arcadi, apparaît comme un messager du futur, comme sorti d’une autre époque, la nôtre, rempli de désillusion, d’angoisse et d’humilité morne. Fait notoire, ce jeune homme est un Russe entouré d’Européens de l’Ouest. Il incarne peut-être la présumée irrationalité mélancolique qui caractérise la Russie pour le monde occidental. Arcadi remet tour à tour en cause l’assurance rationnelle de ses compagnons de voyage et démasque la vanité du geste héroïque qu’incarne son père adoptif, le capitaine Oliphant. En fin de compte, c’est Arcadi, prophète maudit et dandy excentrique, qui sauvera l’équipage en se sacrifiant pour crever la baleine gonflée de gaz toxiques.

Sans surprise, la palette du dessinateur est dominée par des couleurs froides et pâles, notamment par le bleu et le gris. Le seul contrepoint à cette frugalité boréale est le sang, qui lézarde les surfaces glacées et transperce la couverture du livre. Cette touche sanguine confère à l’imagerie du livre une note lancinante et morbide.

Les techniques du cinéma y sont pour quelque chose dans l’enchaînement des séquences narratives. La trame n’est pas toujours linéaire mais ponctuée de réminiscences, de mirages, d’associations spectrales. Un chien sans tête, un éléphant et une multitude de femmes nues parsèment les dessins, interpolant la linéarité du récit et extériorisant le for intérieur des personnages tout en préfigurant leur dérive mentale grandissante. Plusieurs tableaux surréalistes introduisent des pauses narratives. Parfois, le discours des personnages se mue en voix hors champ et accompagne des plans d’ensemble ou des plans de situation. L’imaginaire cinématographique, profondément ancré dans la sensibilité contemporaine, façonne explicitement la démarche narrative de ce livre de dessins.

Le jeu entre le nom du capitaine Oliphant (éléphant en ancien français), l’apparition de l’éléphant tué autrefois par Kerguelen lors d’un safari, les éléphants de mer et l’île de l’Éléphant, baptisée ainsi en l’honneur de ces derniers, ne semble pas introduire une trame allégorique particulière et a pour fonction de solidifier la composante onirique du récit, de mettre en valeur la présence de liens sous-jacents qui structurent l’univers et minent l’apparence de limpidité progressiste.

Un conte post-moderne de la désillusion et de la désintégration des certitudes doublée d’un imaginaire de fin de monde devenu courant de nos jours. Un livre exquis, élaboré avec soin et inspiration qui ferait honneur à toute bibliothèque qui se respecte.




Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...