Premier roman de Steinbeck que je lis. Évidemment, je connaissais le nom de l’écrivain, et Rue de la Sardine (Cannery Row) m’avait été recommandé par ma bien-aimée. Je m’attendais à une œuvre de réalisme social, mais il n’en fut rien. Le texte s’apparente au réalisme, certes, mais qui porte sur la réalité un regard lumineux, clément, rempli d’une gaîté étrange, comme initié à une bonne nouvelle qu’il ne nous est pas donné de connaître.
Il s’agit d’une fresque de la réalité de la ville californienne de Monterey pendant la Grande dépression et plus particulièrement d’un quartier industriel spécialisé dans la fabrication de conserves de poisson et d’autres produits de la pêche. En effet, tout y gravite autour du monde aquatique : les conserveries, le laboratoire de Doc, l’étang où Mac et consorts vont capturer la commande de grenouilles, etc. C’est un mini-écosystème où se côtoient différentes classes du règne animal : les poissons, les mammifères, les amphibiens et les humains. Les différentes composantes du système cohabitent ce chaleureux recoin en se complétant, et tout ce qui s’y produit est bien à sa place : le vulgaire comme le sublime, la félicité comme la lutte pour la survie, la bacchanale destructrice comme l’élan constructeur. Ces contraires coexistent en paix, voire en synergie, pour former le tissu vivant du monde. Prenons pour exemple les rapports ambigus entre Lee Chong et la bande de Mac. Celui-là semble craindre les excès et les violences dont Mac et compagnie sont capables, mais il ne leur en tient pas rigueur et n’en a même pas peur outre mesure. Il sait que la possibilité de paix est quelque part dans les parages et qu’il faut simplement trouver le moyen de l’accueillir. Si Mac et ses amis sont décrits comme bienveillants par le narrateur, et on a l’impression qu’eux-mêmes se voient de cette façon, la narration laisse entrevoir aussi leur côté violent et destructeur. Cette violence en germe serait-elle attribuable uniquement à leur maladresse touchante ou serait-elle le corollaire d’un instinct de survie qui ne ménage pas ses procédés? Le récit ne s’arrête pas à ces questions. Mieux, il semble nous suggérer que là n’est pas la question. Que Mac et consorts soient des bandits ou des joyeux drilles inoffensifs, ils ont le droit d’être eux-mêmes, de vivre dans la dignité et de jouir du respect des autres.
Pourtant, le monde de Rue de la Sardine n’est pas idéalisé, ce n’est pas une utopie rousseauiste. Les événements tragiques comme le suicide qui ouvre le récit, la mélancolie de Doc, le mode de vie d’un bon nombre des habitants de la ville, férus de soûleries et débauche, l’indigence des personnes qui élisent domicile dans les tuyaux abandonnés dans le terrain vague… la désolation de l’existence est bien là. Sans être édulcorée ou caviardée, cette réalité est pourtant vue d’une autre façon. Le hic est dans le rapport au monde et non dans le monde lui-même. Beauty is in the eye of the beholder. Dans ce sens, le roman acquiert une dimension spirituelle, quasi religieuse. L’indulgence, le pardon, le refus de jugement : autant de gestes moraux que le narrateur omniscient fait siens. C'est cette attitude d'indulgence qui enveloppe son récit d’un délicat halo de sérénité radieuse, d’un nimbe d’enjouement qui remplit le cœur de chansons et sait entraîner le corps dans quelque discrète danse matinale.
De ce que j’ai pu lire à propos de la genèse du roman, Steinbeck a vécu à Monterey avant la guerre. Désireux d’offrir à ses lecteurs un texte drôle et positif qui les divertisse du monde glauque de la guerre contre le nazisme, l’écrivain a donné libre cours à sa nostalgie des temps révolus, respirant une bienheureuse naïveté et une joie de vivre que toutes les générations d’après-guerre ont essayé désespérément de retrouver. À en croire Rue de la Sardine, il n’est pas bien complexe de la retrouver : une pincée d’amour pour son prochain, une cuillerée d’insouciance impénitente, et le tour est joué. De quoi inspirer toute une génération, celle des hippies, qui se profilaient déjà à l’horizon.
La traduction de Magdeleine Paz est souvent ingénieuse, et son grand mérite consiste à conserver et de transmettre cette sensation lumineuse si importante pour ce texte. Cela dit, j’avais, tout au long de la lecture, le sentiment de lire un texte en anglais. Je sentais la vibration de l’anglais sous-jacent, ce qui est un choix fort légitime. Je me demande cependant de quoi le texte aurait l’air si la traductrice avait adopté une approche plus cibliste, c’est-à-dire si elle avait désossé le texte source pour le voir renaître véritablement en français. Dans quelle mesure des réalités si américaines pourraient-elles être dites dans un français européen? Ce pari serait-il plus réaliste au Canada?
Voici quelques extraits d’autres commentaires sur le texte que j’ai lus et qui méritent d’être soulignées :
Joy V Spicer sur son blogue, où elle rappelle aussi que le roman a une suite, Sweet Thirsday, qui retrouve la Joyeuse ménagerie de Monterey après la guerre
At the end of the day, Doc is on his own. No matter how many people care for him, when night falls and he shuts the door, he is on his own. Mack and the boys, for all their lack of material ‘stuff’, have each other. Their comfort is their camaraderie, the human touch … riches indeed.
(...)
The reason this book is my favourite – Steinbeck’s humour shines through. As in life, there is sadness, which takes the form of a couple of suicides; a boy with mental problems and no future; a dead girl … Yet there is an undercurrent of happiness that runs through the book. Again, like life, you can’t help but feel, and you want to believe, that it’ll all work out and everything will be alright.
Sam Jordison dans The Guardian
He wrote it, as he explained in a 1953 essay, “for a group of soldiers who said to me: ‘Write something funny that isn’t about the war. Write something for us to read - we’re sick of war.’”
(...)
... there’s a golden glow about Cannery Row, a persistent delight with the world, a continual sense of wistful affection.
(...)
For a “funny” novel, Cannery Row is full of sadness. There are three suicides – at least – and the Doc, whom Steinbeck insists is beloved and generous, is also melancholy and lonely, frequently drinking alone at night, listening to delicate, sad music.
(...)
The whole book is a complicated metaphor about the richness of life, the way different parts of an ecosystem interact. Just as Doc peers into his tidal pools, Steinbeck’s readers are given a view over a society that is largely cut off from a wider ocean. But we know we are still looking at a place subject to currents and tides, still filled with the same salt water as the rest of the sea.
(...)
The surface of the novel is so frothy that you may barely notice the deeper currents, its unique and daring structure – but it is there.
Ted sur Un dernier livre avant la fin du monde :
La particularité de ce roman, tout comme Tortilla Flat du même auteur, tient dans le fait de la quasi absence d’histoire. Le récit consiste en un enchainement de scènes et de vignettes cherchant à mettre en avant et à capturer l’univers, l’ambiance et la vie de Cannery Row en 1945.
Brian Maye dans Irish Times
Steinbeck lived happily in the area from 1930 to 1941, until his marriage failed, then spent a traumatic time reporting on the US army’s Mediterranean campaign during the war, and returned home to where his second marriage was also in difficulty. In this deeply nostalgic novel, he tries to recapture the happy, innocent, carefree 1930s in Monterey, which were gone for ever. He recreates that world with wistful affection, lovingly describing landscapes and social interactions.
(...)
Interestingly, Doc, someone who has worked very hard for all that he has, looks upon Mack in admiration, while many others look upon him with disgust.
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