Passer au contenu principal

Ernest Hemingway, Paris est une fête

     Février 2024


Florilège de fragments narratifs relatant la vie parisienne d’une élite littéraire américaine, dont l’écrivain faisait réellement partie. Les personnages étant des personnes bien réelles, et des personnes bien connues par-dessus le marché, l’aventure scripturaire n’a pas dû être sans risque. De nos jours, des éditeurs auraient peut-être refusé de publier un tel ouvrage, en raison du risque juridique que peut représenter la mise en récit d’artistes et d'intellectuels contemporains célèbres, à savoir les procès potentiels pour atteinte à la réputation, diffamation, etc. Le protagoniste a eu un accès privilégié à l’intimité des personnages décrits. La ligne est donc mince entre l’abus de confiance et la liberté artistique, entre le règlement de comptes personnel et la fresque historique désintéressée. De fait, les portraits de Gertrude Stein, d’Ezra Pound, de Scott Fitzgerald, etc. sont assez croustillants et auraient pu faire le bonheur de plus d’un tabloïde en vadrouille. Par exemple, la propension du romancier à s’étendre sur la corporalité des personnages, qui sont pourtant connus pour leurs qualités intellectuelles. Si on lit Scot Fitzgerald, ce n’est pas parce qu’on admire son hygiène de vie ou ses tribulations amoureuses. Ces détails auraient pu avoir un rapport direct à son legs artistique ou à son rôle culturel symbolique, mais je ne pense pas que ce soit le cas. De plus, bien des descriptions sont empreintes d’un sentiment de répulsion et de mépris patents envers leur objet. C’est le cas de le dire : les personnes dépeintes sont traitées comme un objet et non comme un sujet moral.

En outre, la manie d’Hemingway d’omettre des parties de la vérité au nom d’un présumé idéal spartiate de l’écriture, qui reflète vraisemblablement un idéal d’ostension stoïque qu’on qualifierait de nos jours de quelque peu machiste, a fini par me harasser. En lisant, je réprimais difficilement l’envie de lui crier en pleine face : « Crache ton fait, veux-tu? Ce n’est pas en masquant des parties de l'histoire que tu rendras ton récit plus intéressant ou plus profond. ». Je suis tout en dehors et je me maîtrise mal, je sais. Tout le contraire du romancier. J’avais besoin de cracher mon fait, pour ma part.

Plusieurs fils narratifs se succèdent sans autre lien entre eux que la présence du même narrateur. Cet ouvrage n’est pas vraiment un roman, puisqu’aucune progression narrative n’y est à l’œuvre : il s’agit d’une accumulation d’épisodes hétéroclites (de « vignettes », qui est le terme choisi par Hemingway dans sa traduction par Marc Saporta) organisés selon un principe spatio-temporel. L’analyse plus fine révèle la présence d’une gradation narrative en filigrane, à savoir le récit du mariage du protagoniste avec son épouse Hadley et leur rupture ainsi que l'émergence de son prochain amour, Pauline. Cette trame est très discrète, suggérée plutôt que montrée, lacunaire et déficiente, surtout dans l’édition originale. Une lecture distraite risquerait de la manquer. Quelques vignettes inédites sont rajoutées au volume (extraites de fonds d’archives et non de l’édition originale), notamment Le poisson-pilote et les riches (révélatrice, puisqu’écrite sur un ton de confidence : elle présente le drame du triangle amoureux entre Hemingway, Hadley et Pauline, et où le narrateur procède à son examen de conscience, s’avouant en quelque sorte coupable d’avoir succombé à la tentation incarnée par la nouvelle venue) et Nada, pues nada. Tout au long du récit, l’écrivain fait dans le demi-mot, ce qui, pour un lecteur inaverti comme moi, alourdit passablement la lecture. Un tel style est, semble-t-il, beaucoup plus naturel pour une écriture en langue anglaise comparativement à la tradition francophone, le français exigeant la transparence et l’ordre (formel) sur toute la ligne, et l’anglais affectionnant le flou et se plaisant à maintenir une part d’énigme, voire de non-dit.

Je suis extrêmement fatigué de l’image touristique de Paris, de tous les abjects stéréotypes dignes d’Emily in Paris dont le public est particulièrement friand ces temps-ci, et dont on truffe volontiers la capitale française dans toute sorte de représentations. Qu’Hemingway ait choisi de la dépeindre sous un autre jour, celui de la pauvreté, du mal-être, voire de faire carrément le silence sur la ville, est à mes yeux une qualité majeure du texte. Au fait, le mot feast du titre original (A Moveable Feast) est polysémique, ce qui n’est pas parfaitement bien rendu par le mot français fête. Si feast fait allusion au fait de célébrer, mais aussi, et surtout, à la bonne chère, au festin (et donc à la vie de bohème et au dévoiement et au désespoir qui la guettent), fête insiste sur le côté jubilatoire et solennel de l’expérience. Sans parler du fait que Paris est tout simplement absent du titre original. Le titre français faillit à l'intention de l'auteur, puisqu’il crée une attente de facilité et de joie unidimensionnelle et lui confère une dimension nationale et touristique montée de toutes pièces. Le projet éditorial est cousi de fil blanc.

Si on se lance à l’exploration des eaux souterraines qui sous-tendent la surface narrative, on découvrira peut-être un vrai trésor de nuances. Je n’aurais pas le temps de pousser plus loin cette réflexion. Je me contente donc de l’entrevoir, habité que je suis par l’esprit elliptique du grand romancier américain.

ISBN: 2070128849 (Gallimard)

Traduction : Marc Saporta

Lu en février 2024.

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...