Passer au contenu principal

Yves Beauchemin - Les émois d'un marchand de café

Avril 2020

Gros volume que j’ai eu le bonheur d’acheter à une braderie. Saga familiale épique et imposante. Drame capitaliste. Élégie urbaine. Derrière les faits divers, en filigrane, le récit d’une maladie collective qui assiège petit à petit les âmes pour les empoisonner de l’absinthe du doute, de la folie, de la fourberie.
Les caractères que l’auteur dépeint oscillent sans répit entre le bon sens et la folie. Comme dans Le Matou, on n’est jamais sûr si les héros ne sont pas en train de perdre la raison. Des esprits malins ne cessent de taquiner leur esprit, leurs valeurs et leurs idées. Rien n’est définitif. Le sublime ne boude pas le vulgaire.


Yves Beauchemin a une plume singulière. Tantôt philosophique, profonde, osée, tantôt triviale, frôlant la plaisanterie douteuse, la platitude, l’utilitarisme. Son roman ne manque pas de propos vexatoires, à l’endroit des pauvres, des laids, des malheureux, de ceux qui sont dépourvus de talent, des invisibles de cette terre. Comme si seuls les personnages exceptionnels comme Guillaume Tranchemontangne avaient droit à un coup de projecteur indulgent. Le reste des piètres habitants de ce monde malheureux ne seraient bons qu’à inspirer le dégoût. C’est aussi, qui sait, le fardeau de l’auteur. L’insensibilité au droit de cité de la différence, de l’imperfection.
On dirait que l’auteur ébauche des intrigues, des mystères, sans jamais en venir à bout. Ainsi, qu’est devenu le sourire énigmatique de Caroline Duparquet, si prometteur au début du récit? On s’attendait à quelque révélation liée à son caractère exceptionnel, à ses pouvoirs secrets. Au contraire, l’héroïne a évolué comme une femme « ordinaire », vulnérable et sans ressource face à la marche implacable des choses. Cette propension à l’inachèvement, je l’avais remarquée déjà dans Le Matou, en la personne ambiguë d’Egon Ratablavasky.
Pour être sincère, j’ai le plus aimé le personnage de l’ancien professeur de philosophie de M. Tranchemontangne. Il partage certains traits avec Ratablavasky, mais en version bénigne. Ses réflexions au sujet de la médiocrité inéluctable des humains m’ont instruit et diverti au plus haut point.
À tout prendre, c’est un roman fort original qui me donne envie de poursuivre l’exploration de l’œuvre de l’écrivain. Prochaine étape probable – L’enfirouapé ou Juliette Pomerleau.

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...