Passer au contenu principal

Louis Hamelin, Le Soleil des gouffres

Décembre 2020
La fable du roman est aussi minimaliste que tortueuse. François Ladouceur, étudiant en biologie et journaliste pour le compte d’un journal étudiant, part en mission dans le Nord du Québec. Au même moment, et sans lien apparent, il tente de rencontrer un gourou spirituel qui est à la tête d’une secte interlope, pour l'interviewer. La mission qui est confiée à l'étudiant, aux paramètres et à l’objectif un peu flous, lui vient du doyen de sa faculté, qui se révèle à la toute fin un adepte de ladite secte. François a pour mandat d’élucider les circonstances entourant un meurtre perpétré par un autre étudiant et employé du laboratoire de la faculté : O’Hara. Peu de temps après sa première rencontre avec O’Hara, François le retrouve mort dans sa cellule au poste de police : un suicide accompagné d’un message énigmatique peint sur le mur.
Ainsi se termine la première partie du roman. La deuxième retrace, sans aucune transition qui laisse deviner le lien avec la première, le voyage aux États-Unis du cercle d’amis dont fait partie François. Dans la troisième, le voyage se transforme en promenade solitaire de François au Mexique et prend fin auprès des antiquités de la civilisation maya.
Ce périple nord-américain réunit des aventures de tout genre, la plupart remplies d’une tension sinistre et de pressentiments macabres et reliées entre elles par le seul lien chronologique. Le texte donne une impression de décousu, on se croirait devant un journal intime sans projet artistique sous-jacent. Je ne peux que supposer que cette structure fragmentaire participe de l’intention de l’auteur, qu’il s’agit d’une écriture fragmentaire, américaine d’esprit et de corps. Elle m’a rappelé le style de Philippe Djian dans Lent dehors. On arrive à une sorte de conclusion, de couronnement philosophique du roman dans les dernières pages : Jean V., qui a failli tuer François en le laissant en compagnie d'un scorpion pendant que l'étudiant dormait, finit par dévoiler son vrai visage, celui d’un apôtre de la destruction, d’un chantre du massacre, d’un prophète du triomphe de la mortido. Sa philosophie est celle de la fascination devant le néant, le « soleil des gouffres ». S’explique ainsi la longue série d'allusions meurtrières (p. ex. celles visant les insectes au début du roman) qui parsème le texte depuis son début. Images captées et transmises avec un sang-froid remarquable, une impassibilité frivole face à la mort qui fait froid dans le dos.
Finalement, Jean V. et ses adeptes, dont une amie de François, Ariane, sont massacrés dans la loge de la secte de Jean V, sur la Côte-Nord. Le roman se termine par une scène d’apaisement, de sérénité. Ayant résisté à la folie qui s’était emparée d’Ariane et au charisme maléfique de Jean V., à la dernière page du livre, François se délecte de la paix d’une terre exempte de radicalisme et d’excès monomaniaques.
Il m’a fallu plus de deux mois pour terminer ce roman, tellement il est dense et, souvent, peu amène à l’endroit du lecteur. Une langue riche et recherchée, remarquable de précision et de flexibilité, mais plutôt difficile d’accès, épineuse et revêche. L’image peu flatteuse des membres des Premières Nations et le soupçon de sympathie envers les militants d’extrême droite du sud des États-Unis sont aussi des détails qui se sont gravés dans ma mémoire. À tout prendre, j’ai perfectionné mes capacités de lecture de textes hermétiques et j’ai savouré avec un vrai plaisir certaines descriptions d’endroits et certains personnages réellement intéressants. La beauté du roman, tel l'après-goût d'un bon vin, semble se déployer pleinement une fois le livre remis sur l'étagère. D'ailleurs, je le trouve imprégné de l'esprit de la décennie qui l'a vu naître: cela faisait des années que je n'avais pas lu un vestige des années 1990. La fin du monde attendue et ratée. La dégaine ébouriffée et nonchalante, toujours vivante au Canada, mais perdue en Europe. Si vous avez le goût de vous plonger dans un ouvrage long et sinueux tout en enrichissant vos connaissances linguistiques et culturelles et en méditant sur les recoins ténébreux mais potentiellement dévastateurs de l'âme humaine, vous ne regretterez pas d'avoir fait ce choix.
Louis Hamelin, Le Soleil des gouffres, Boréal, 1996

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Dope Lemon à Montréal

Il y a environ 10 ans, je suis tombé sur une suggestion de YouTube qui m’avait impressionné profondément, s’insinuant subtilement dans mon imaginaire. C’était la vidéo de Honey Bones , une vision onirique, aussi béate qu’inquiétante, où l’on voit plusieurs jeunes femmes danser devant le regard alangui de la caméra, en contrehaut, dans une sorte de rituel incantatoire, comme si nous, le spectateur, étions couchés par terre, au détour d’une hallucination qui déteint sur la réalité. La chanson elle-même, mélopée sensuelle épousant la voix nasillarde et mélancolique d’Angus Stone, se déroulait comme un serpent dansant sur fond d’accords décontractés. Un monde qui retient son haleine, monotone, sans vague, mais où perle une pointe de malice. C’était d’une simplicité puissante, bien articulée, et même si la vidéo comme la chanson n’avaient rien de particulièrement original, ils laissaient une trace durable dans l’esprit. Je revenais souvent vers cette vidéo, ne résistant pas à l’envie de...

Emmanuelle Pierrot, La version qui n'intéresse personne

Un page turner , écrit à la façon d’un thrilleur, accrocheur, bien rythmé, plein de suspense. Le roman soulève des interrogations inquiétantes d’une brûlante actualité : le sexisme qui perdure, à peine décoiffé malgré des décennies de luttes féministes, omniprésent jusque dans les communautés dites alternatives, qui se font souvent fortes de porter des messages progressistes d’égalité et de respect. À Dawson, village yukonnais associé volontiers à la Ruée vers l’or du Klondike, d’un charme touristique certain, l’héroïne du roman, Sasha, une punk montréalaise, s’y établit avec son ami d’enfance Tom, entourée de ses amis punks et anarchistes, tous arborant fièrement leurs convictions gauchistes.  Au fil des pages, le climat placide qui règne parmi les amis s’assombrit progressivement, et Sasha finit par devenir la cible d’une cabale cruelle aux motivations sexistes.  La communauté progressiste s’adonne sans trop de gêne à un ostracisme implacable dès lors qu’une personne est res...

Ralph Ellison : Homme invisible, pour qui chantes-tu?

Paru en 1952, ce roman fait partie du canon littéraire américain, et son auteur a sa place au panthéon littéraire du pays. Souvent cité comme étant le premier roman moderne publié par un auteur afro-américain, il entre en dialogue avec de grands mouvements de son temps tels que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, le surréalisme, etc. tout en s’inscrivant dans un contexte historique bien précis : le mouvement des droits civiques. À la fois social et personnel, historique et psychologique, réaliste et onirique, c’est un texte remarquable tant par son style que par l’originalité de son intrigue. Le roman gravite autour du grand thème du racisme, mais plutôt que de s’en tenir à ses manifestations extérieures, économiques et sociales, il scrute ses séquelles individuelles, les traumatismes profonds et les distorsions qu’il inflige à ses victimes. L’invisibilité est, on l’aura deviné, une métaphore de l’effacement, de la déshumanisation des Afro-américains.  C’est un récit initia...