Septembre 2021
Un autre livre que j’ai trouvé dans le carton déposé sur un trottoir de Verdun l’été dernier, avec Je vais mieux de David Foenkinos et d’autres titres que j’ai hâte de lire et de décortiquer. Décidément, la personne qui avait offert au monde ce florilège romanesque semble avoir un goût sombre, un faible pour les récits traumatiques. C’est, tout aussi décidément, un récit qui vaut pleinement les heures que je lui ai consacrées, qui d’ailleurs ont filé très vite, tellement les quelque 500 pages sont captivantes.
Il s’agit d’un récit initiatique, celui du parcours terrestre de deux femmes, mère et fille, qui traversent
plusieurs époques cruciales de l’histoire de la Suède et de l’Europe : du nazisme à l’avènement du néolibéralisme dans les années 1980. L’auteur s’intéresse manifestement beaucoup aux questions sociales et politiques, aux régimes de gouvernement et à leurs répercussions sur le tissu social, particulièrement à la social-démocratie en tant qu’antidote aux totalitarismes de droite et de gauche, mais aussi en tant qu’idéologie du compromis, de la spéculation, voire du marchandage des valeurs.
Ce qui m’a
frappé réside dans la puissance et l’authenticité du geste empathique que le romancier
porte à l’endroit de ses héroïnes féminines, non seulement d’un point de vue
social, économique et psychologique, mais aussi et surtout humain. On est loin
du traité socioéconomique sur la place des femmes dans la société et bien plus
du côté du témoignage, du vécu, de la compassion.
La plume du
romancier (ou serait-ce plutôt celle des deux traductrices?) est leste et
robuste : elle ne s’attarde que sur l’essentiel, et pourtant elle ne
semble rien omettre chemin faisant. On y reconnaît la démarche d’un grand conteur.
Si, par moments, les réflexions et les observations se font quelque peu lourdes, d’autres passages d’une finesse psychologique remarquable
y opposent un puissant contrepoids.
L’anticipation
narrative (ou prolepse), qui consiste à annoncer avant l’heure le sens de l’évolution
de l’intrigue (par exemple, en mentionnant, aussitôt que les Daisy Sisters sont
descendues du train au début du roman, que cette promenade anodine condamnera au malheur Elna et
sa fille pour le reste de leurs jours) confère au récit une dimension
fatidique, comme si les événements suivaient une trajectoire consignée dans un
livre céleste, comme s’il était dit que les héroïnes s’aventureraient
dans telle tribulation pour obéir à un dessein providentiel (« … le monde se
compose d’une suite d’événements qu’il faut décrypter et transformer », p. 446).
Ainsi, leur chemin de croix acquiert une ampleur existentielle, c’est la condition
humaine, sisyphéenne et douloureuse par essence, qui est dépeinte. Et tel un homme révolté,
si j'emprunte la figure à Camus, Eivor finit par se dire qu’« il ne faut pas mourir étranglé par des serres en
acier » (p. 502), et ce même si on n’a pas vraiment le choix. Il faut se
battre pour sa liberté, pour son droit de vivre une vie à sens plein; il ne
faut pas se laisser emporter par le flot glacial de l’indifférence et de la
résignation.
Ce livre
donne froid, non seulement parce que l’action a pour toile de fond l’hiver
scandinave. C’est l’insensibilité du monde dépourvu de sens qui transit davantage :
« Derrière la beauté gelée du paysage hivernal se cache une société en
décomposition qui ne propose pas d’alternative. » (p. 494). L’existence qui
n’est pas faite à la mesure de l’humain, qui lui échappe constamment, qui se
moque de lui. Le silence de l’apathie envers soi-même et les autres. Celui d’Anders
qui se tue à l’alcool par simple fatigue de vivre.
Ou alors, cette
existence inhumaine serait-elle une autre façon de nommer le capitalisme? Je suis
très intrigué par la pensée engagée du romancier, et je
me promets d’étudier ses idées sociales et politiques. Comme nous l’assure la quatrième
de couverture, Daisy Sisters « renferme déjà les idéaux sociaux et
politiques qui sous-tendent l’ensemble de son œuvre ».
Enfin, je
pense que la traduction d’Agnéta Ségol et de Marianne Ségol-Samoy mérite une
mention spéciale. Le texte français est particulièrement fluide, très naturel, d’une
allure spontanée, toute proche de l'oralité, sans pour autant
attribuer une sonorité trop française à un roman qui ne l’est point. La grande
lisibilité du texte d’arrivée est tout à l’honneur des traductrices.
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