Février
2019
Un roman qui raconte le passage de l’enfance à l’âge adulte – aussi bien chez les enfants que chez l’institutrice. Il raconte aussi la difficulté de vivre dans une campagne reculée à l’époque de la protagoniste (elle devrait être celle de la Grande dépression), isolé de tout, condamné à une vie sans joie et sans avenir :
« Au fond il n’y avait pourtant par là rien à voir. Ni toit de maison, ni grange, ni même de ces minuscules greniers à blé comme il y en eut partout dans la plaine au temps de trop abondantes récoltes qui ne s’écoulaient pas. Seulement un bout de route de terre qui s’élevait légèrement tout en tournant un peu sur lui-même et aussitôt se perdait dans l’infini. » (p. 94)
Or cette
sensation d’étouffement ne vient pas de l’espace lui-même mais bien des gens
qui l’habitent. Ainsi, la narratrice suggère que c’est bien eux, l’ordre social
qu’ils ont instauré, par opposition à la liberté des « sauvages » (Médéric et
sa mère), qui sera mis en cause par le roman :
« Rien donc que le ciel, un épaulement de riche terre noire contre ce bleu vif de l’horizon et, parfois, des nuages gréés comme d’anciens navires à voile. Pourquoi dans un pays si jeune l’espoir nous venait-il des espaces déserts et du merveilleux silence! » (p. 94)
C’est un roman autobiographique (ou plutôt
d’autobiofiction), puisque Gabrielle Roy a exercé le métier d’enseignante dans
les villages de Marchand et de Cardinal. C’est aussi un roman du
multiculturalisme : oui, c’est bien ce mot qui horripile à tort certains
penseurs que je prononce là. Le roman tente de cultiver la vraie humanité, celle
qui ne connaît pas d’appartenance fixe. La classe de l’institutrice comporte
bien des enfants issus de familles immigrantes. Serait-ce aussi l’esprit du
temps d’écriture du roman (années 1970, le lendemain de la Révolution tranquille)
qui y a influé ?
Ce qui m’a
frappé dans la narration à la première personne de Roy était le caractère non
idéalisé de l’institutrice. Elle n’est pas un ange vouant à ses enfants un
amour désintéressé. Très jeune (18 ans), la maîtresse laisse entrevoir les
sentiments narcissiques qui la meuvent. En effet, la figure de l’enseignant
offre un terreau particulièrement propice à la floraison de tels sentiments, sa
position d’autorité et la confiance absolue des enfants ressemblant à la terre
« promise » de tout être narcissique. Elle est souvent remplie
d’autosatisfaction devant la vulnérabilité des enfants, elle prend plaisir à se
voir adorée et à torturer (gentiment à ses propres yeux, mais en va-t-il de
même pour ses élèves, à un âge où la plus ténue nuance dans les rapports prend
des mesures titaniques) l’amour plein d’abnégation des bambins. À d’autres
moments, une sécheresse de ton succède sans préambule aux épanchements d’âme.
Par exemple, juste après la description de l’effet que produisit le chant de
Nil sur les pensionnaires de l’asile, on peut lire : « Bien sûr, je ne dis
pas que Nil fit un miracle » (p. 50). Ces moments désenchantent et
frustrent. Vers la fin du roman cependant j’ai cru comprendre que ces
revirements expriment plutôt le réalisme de la narratrice, la lucidité qu’elle
acquiert au fil des pages et de son initiation à la vie.
À vrai
dire, de prime abord, l’histoire de Nil m’a paru quelque peu pateline, tissue
de tous les stéréotypes possibles sur l’Ukraine (et en général sur les peuples
slaves du nord-est). On ne peut pas le reprocher trop à l’auteure, qui a vécu
et écrit à une époque où l’accès à l’information était bien moins aisé
qu’aujourd’hui et où la connaissance des peuples lointains ne pouvait passer
qu’à travers les clichés diffusés par le bouche-à-oreille et par les médias
traditionnels. Ce n’était pas encore l’ère du doute et tout se devait d’être ce
qu’il avait l’air d’être. Cependant, Gabrielle Roy a su anoblir les
stéréotypes, leur insuffler une vérité émotive, les humaniser au point d’en
faire des pièces neuves et originales à part entière.
Ces enfants
de ma vie dresse un réquisitoire contre la société artificielle, abusive,
étouffante des adultes. Il faudrait préciser : des adultes d’origine
européenne. Car à la suffisance grossière du père de Médéric, le roman oppose
la délicate et en même temps fougueuse sensibilité de la mère autochtone. Fin
connaisseur de la nature, Médéric est plus près de la seule source de bonheur
qu’on saurait trouver dans un pays où la nature semble inaccessible et
invincible devant les piètres tentatives d’apprivoisement par l’humain. Le vrai
bonheur est dans la montagne, là où même les truites se laissent caresser, à
l’encontre du calvaire trivial de la vie villageoise, remplie de corvées
mornes, de déceptions grandissantes, d’abus et de laideur de toute sorte.
C’est un
livre qui dresse un réquisitoire mais fait aussi une apologie – celle de la
nature, premier et dernier bastion de la beauté. La nature est beaucoup plus
présente chez les enfants que chez les adultes :
« D’où
vient que l’on a tant de peine à voir transparaître l’homme dans un visage
d’enfant alors que c’est la plus belle chose du monde que de voir revenir
l’enfant chez l’homme ? » (p. 199)
Ainsi, le
roman m’a inspiré de la tristesse – cette tristesse qui ne tire pas son origine
d’un événement concret dans le cours de la vie, mais bien de l’existence même,
de la souffrance inhérente à la maturité, qui n’est autre chose qu’une
initiation à la désolation de la vie.
Un très, très beau roman à relire.

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