Dany Laferrière. Le goût des jeunes filles (version remaniée par l’auteur) (VLB éditeur, 2004)
Impressions de lecture, juillet 2017
Le titre du roman fait écho à A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust. Tout comme le narrateur proustien, Vieux-Os finit par s’infiltrer parmi les jeunes filles qu’il a pris l’habitude d’espionner langoureusement. Le personnage pubère, vivant avec sa mère et ses tantes (dont l’une est prénommée Gilberte, comme Mlle Swann), est fasciné par la vivacité et la beauté de ses voisines, toutes des adolescentes qu’on pourrait dire de petite vertu. Laferrière, tout comme Proust, pratique ici une pensée-fleuve : il se laisse dériver. Il pousse cette tendance encore plus loin dans ses romans qui ne font pas partie du cycle américain, par exemple dans L’art presque perdu de ne rien faire.
Ce quatrième roman du cycle se préoccupe, lui aussi, de l’importance du détail, de la puissance parfois sournoise et souterraine des petits pépins susceptibles de faire couler le bateau. Ce niveau microscopique des choses relève le plus souvent du sensuel. Une opposition chère à l’auteur est en effet celle entre la raison qui se croit aux commandes de tout (et ce, pour des motifs crapuleux, par exemple la domination sur les autres races ou bien le maintien des limites d’une coterie économique) et le désir, qui ne reconnaît que ses propres vérités. Toute la confrontation du Noir et de la Blanche repose sur cette dichotomie. En cela, Laferrière se montre assez freudien (on se souvient des lectures de Bouba dans Comment faire l’amour…) et peut-être vodouisant (le narrateur lui-même suggère un tel rapprochement à la p. 222). En fait, cette opposition n’a rien d’exotique pour un esprit cartésien, mais s’apparente, me semble-t-il, à une dichotomie bien française, héritée du classicisme – celle entre le sentiment et la raison, qui se doivent de converger, bienséance oblige. C’est bien le cas des personnages prolétaires, très rarement des bourgeois, qui ont grandi dans la dénégation de leurs instincts, de leurs impulsions, de leur nature humaine et souvent animale. L’idéal classique, où le sentiment et la raison vivent en parfaite harmonie, se retrouve incarné par le Noir, tandis que le Blanc se voit reléguer dans le rôle du bourgeois complexé qui n’a pas le courage de se connaître ni de s'assumer. Ici je pense aussi à la confrontation de Magloire Saint-Aude (en tant que poète issu du peuple, un « poète indigène », p. 205) et de Léon Laleau (pp. 181-185).
Par ailleurs, Marie-Michèle s’exprime dans un français très classique. Son phrasé très achevé, très bien échafaudé rapproche son discours de la tradition littéraire française. Ce n’est pas par hasard si Choderlos de Laclos est son auteur de chevet. La présence de son nom suggère aussi une autre proximité de l’univers de Marie-Michèle avec Les liaisons dangereuses : c’est la haute société, insidieuse et cruelle, dont elle tente de s’écarter. Celle-ci revêt un caractère universel : elle est semblable partout. Cependant, même si elle dédaigne l’univers des « cocktails d’ambassade », avec leur stérilité et leur clinquant autosuffisant, Marie-Michèle applique involontairement des préceptes moraux issus de cet univers, par exemple en manipulant Steph, en concevant une intrigue contre son amant, le professeur de latin, etc. En bref, Marie Michèle incarne la figure de la jeune bourgeoise rebelle, l’enfant prodige des bonnes familles, qui, avant même que ses frasques ne soient terminées, rejoint son milieu cossu confortable.
Le couple du prédateur et de la proie revient souvent dans les romans laferriens. Ici, à la différence, par exemple, de Comment faire l’amour… ou de Vers le Sud, ce sont les femmes qui sont les carnivores partis à la chasse (voir, par exemple, les scènes XXII et XXIII). Or leur but n’est ni de se venger, ni même de gagner de l’argent, mais simplement de s’amuser. Si, dans Comment faire l’amour…, le sexe était une arme au service de la vendetta raciale, ici il exprime et revendique une nature hédoniste, sensuelle. Il est une fin en soi.
Un autre motif que l’on connaît aussi de Je suis un écrivain japonais est en effet ce voyeurisme mêlé de désir et d’admiration que le narrateur voue à la petite bande féminine impayable. Dans Je suis un écrivain japonais, il s’agissait de Midori et de sa suite. Ici, c’est Miki – un être tout aussi envoûtant grâce à sa distinction naturelle. Si Midori est inaccessible et quelque peu hautaine, Miki affiche une face bien amicale et complaisante. L’entourage de ces héroïnes ne peut que ressentir plus fortement sa propre médiocrité, son imperfection auprès de son idole : « Nous ne sommes que des astres morts tournant autour du soleil Miki » (p. 62).
Dans le chapitre 18, Marie-Michèle offre une analyse sociale perspicace de la société haïtienne en démontrant la façon dont la fortune des possédants leur ouvre toutes les portes, indépendamment de toute idéologie, même dans les pires dictatures comme celle de Duvalier père.
Le roman offre aussi un touchant portrait familial (scène XXXI) qui jure avec l’univers sanguinaire ambiant. Il renferme aussi des digressions philosophiques, par exemple les réflexions politiques de tante Raymonde. Une philosophie terre-à-terre qui dédaigne les discours et les idéologies pour se concentrer sur la vie immédiate, la seule qui apporte des certitudes.
La p. 327, à la toute fin du roman, nous offre une synthèse de l’époque que Laferrière se propose de décrire : les années 60, qui en Haïti ne surviennent qu'au cours de la décennie suivante, les années 1970, avec un retard dû à la situation particulière qui prévaut dans le pays.
L’univers de Miki et compagnie n’est pas uniquement vivace et joyeux. Au fil des pages, la sensation qui se dégage de ces conversations interminables et envenimées, ou encore les aventures plutôt pénibles de Pasqualine (notamment ses rapports avec Frank), peuvent donner le vertige à force de répétitivité. C’est un monde stagnant, celui des filles. La cyclicité confère une sonorité sisyphéenne au trajectoire des jeunes femmes et des Haïtiens en général. Sisyphe et Don Juan camuséens, les personnages populaires du roman sont des hédonistes tragiques. A la page 256, le journal de Marie-Michèle évoque les deux vitesses du monde moderne ; la mondialisation serait ainsi l’apanage des riches, des « Davos Man », pour nous servir du terme de Samuel Hunnington, tandis que les laissés-pour-compte perpétuent un mode de vie ancestral quoiqu'au milieu d'un monde mué, dénaturé, un monde en ruines, imbu d’une inquiétante étrangeté. Bien sûr, l’œil ingénu de Marie-Michèle ne capte que le côté romantique, traditionnel (et au fond exotique) du paysage décrit.
A la p. 237, Vieux-Os, cloîtré chez les filles dans l’espoir d’échapper aux « marsouins » (les tontons macoutes), compare son cantonnement à la mort : « C’est donc ça la mort ». Il est à la fois là et absent, il observe les gestes de ses proches sans pouvoir les interpeller, il baigne dans le mutisme et la solitude. Ce curieux changement de perspective, ce dédoublement de la situation n’est pas le seul procédé migrant (déjà au sens métaphorique du terme) dans le roman.
Un autre procédé que Laferrière semble affectionner et l’auto-interview. En plus de livres comme Je suis fatigué et J’écris comme je vis, on se souviendra de la fin de Comment faire l’amour…, où Vieux se fait interviewer au sujet de son roman (et donc du roman que nous, lecteurs, tenons entre nos mains). Le livre imagine et décrit sa propre réception, ce qui permet à l’auteur d’exprimer ses positions métalittéraires, de théoriser en esthéticien et d’inscrire son artefact dans un débat de société plus large. On retrouve la même astuce ici. C’est Marie-Michèle qui donne une entrevue pour Vibe. Ce changement de rôles, ce travestissement, en plus de témoigner de la virtuosité scriptuaire de Laferrière (qui ici se fait l’émule de Laclos), est un geste migrant (au sens d’écritures migrantes), dans la mesure où il repousse les limites, les représentations, les attentes du lecteur, un peu à la manière du dieu du vaudou Legba. On finit par oublier qui écrit au juste. Est-ce le petit garçon, la jeune fille ou l’écrivain Laferrière, en tant que narrateur omniscient ?
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