Récit dystopique qui met en scène un monde au bord de l'Apocalypse. En effet, c'est surtout à cela que ressemble la venue des sauveurs, des "frères inattendus" (les ressortissants du mystérieux pays d'Empédocle), héritiers et successeurs de la perfection immaculée de l'époque classique.
Les notions et les catégories que le roman met en jeu sont si peu habituelles et idiosyncrasiques que j'ai de la difficulté à trouver les termes qui pourraient leur convenir. On pourrait qualifier la situation représentée dans le roman d'apocalyptique au sens biblique du terme, au sens de "révélation". La fin du monde est proche, mais son salut l'est tout autant. Les destructeurs du monde sont aussi ses sauveurs. L'inverse est bien entendu tout aussi vrai : les sauveurs du monde sont ses destructeurs. Si Ève, l'écrivaine misanthrope qui habite la minuscule île d'Antioche, dans l'unique voisinage du narrateur, semble éprise de cette première version de l'équation (la destruction est, selon elle, la seule voie du salut), le narrateur a son regard rivé sur la fin d'un monde, un monde dont il se sent consubstantiel au point de faire fi du salut promis. Qui dit renouveau dit dévastation. Chaque début est la fin de quelque chose. La naissance et la mort sont les deux faces de la même médaille. C'est sur cet axiome profondément dialectique que repose la réflexion sous-jacente au roman. D'autre part, l'ambiance désertique qui prévaut au fil des pages, attribuable tout d'abord à l'emplacement des personnages (c'est littéralement une île déserte, à deux habitants près), mais aussi relevée par les allusions à la proximité d'une fin nucléaire du monde, instaure une sensation de lendemain de catastrophe. On serait tenté de parler de roman postapocalyptique, rejoignant la tradition cyberpunk et l'univers manga. Mais si apocalypse il y a, elle se fait dans la paix et la gentillesse. Une véritable "apocalypse tranquille", si le public québécois me permettrait ce clin d'oeil. Ensuite, les gens d'Empédocle. Qui sont-ils? Sont-ils des terriens ou des extraterrestres? Sont-ils des humains ou des demi-dieux? Sont-ils réels ou imaginaires? Impossible de trancher là-dessus.
Ainsi, d'une main légère et discrète, Amin Maalouf forge des réalités impossibles à nommer en dehors du vocabulaire propre au roman. Les réalités décrites sont, pour ainsi dire, endogènes pour le roman.
En décortiquant les problèmes mis en jeu par le texte, je pense spontanément à un livre d'entrevues que j'avais lu plus tôt cette année, le recueil Psychologie de la connerie. Ce recueil d'entrevues portant toutes sur le phénomène qu'on ne saurait nommer autrement que par le mot connerie attire notre attention sur des aspects rarement élucidés (et pour cause, car très peu reluisants) de la psyché humaine. L'être humain est, paraît-il, irrémédiablement et profondément con, et ce, pour des raisons naturelles, liées à sa survie. L'humanité tout entière, jusqu'au narrateur de Maalouf, s'en retrouve affublée du même accoutrement pitoyable dans Nos frères inattendus. L'être humain est nombriliste à l'excès, aveugle à toute considération qui dépasse son intérêt immédiat, devient aisément la proie de ses impulsions cruelles, juge et lynche sans broncher, n'a aucun projet valable pour son propre avenir, mais revendique sans merci sa supériorité morale et rase tout sur son passage. Un vrai fléau, je vous dis! Malgré le fait que le narrateur s'y reconnaît et se revendique de son appartenance à cette communauté dévastatrice sans être capable de justifier cette allégeance, il finit, de guerre lasse et avec un certain déplaisir assumé, de reconnaître que l'espèce humaine est sans lendemain.
La plume de Maalouf est, je trouve, moins excitante dans ce roman que dans d'autres textes que j'ai eu le plaisir de lire (analysés sur ce blogue). Une certaine fatigue perce derrière les lignes. Le phrasé est long, laborieux, ciselé d'une façon un peu gratuite. Un exercice de style? On dirait une tentative de sauvegarde de la langue, dans sa lenteur, dans son étalement "analogue" (par opposition à "numérique"). La langue du narrateur Alec est ni plus ni moins celle qu'on attendrait d'un exilé sur une île déserte : il n'est pas pressé, il a tout le temps du monde à sa disposition, il a le loisir de s'adonner à des arabesques verbales qui retracent les caprices de sa pensée. Mais sa pensée tourne à vide. Elle marque le pas et ne parvient pas à décoller du trivial. Je vais un peu loin, je le sais, mais moi aussi, comme Amin Maalouf, essaie de promener ma plume avant que celle-ci s'atrophie, pour que la richesse de la langue me tienne encore un peu compagne, avant de me filer entre les doigts.
Drôle d'échafaudage, ce roman. Comme toujours chez Maalouf cependant, l'édifice asymétrique et le travail inégal recèlent, du fait de leur inégalité même, des trésors de pureté spirituelle. Il s'en dégage une lumière qui fait de cet écrivain l'ami précieux et réel de bien des âmes égarées.
Novembre 2022
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